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– Baptiste, dit Marcel avec une colère blanche, vous avez outrepassé nos ordres; à compter d'aujourd'hui vous ne faites plus partie de notre maison. Baptiste, rendez votre livrée!

Baptiste ôta la casquette de toile cirée qui composait sa livrée et la rendit à Marcel.

– C'est bien, dit celui-ci: maintenant vous pouvez partir…

– Et mes gages?

– Comment dites-vous, drôle? Vous avez reçu plus qu'on ne vous devait. Je vous ai donné 14 fr en quinze jours à peine. Qu'est-ce que vous faites de tant d'argent? Vous entretenez donc une danseuse?

– De corde, ajouta Rodolphe.

– Je vais donc rester abandonné, dit le malheureux domestique, sans abri pour garantir ma tête!

– Reprenez votre livrée, répondit Marcel ému malgré lui. Et il rendit la casquette à Baptiste.

– C'est pourtant ce malheureux qui a dilapidé notre fortune, dit Rodolphe en voyant sortir le pauvre Baptiste. Où dînerons-nous aujourd'hui?

– Nous le saurons demain, répondit Marcel.

VIII CE QUE COÛTE UNE PIÈCE DE CINQ FRANCS

Un samedi soir, dans le temps où il n'était pas encore en ménage avec Mademoiselle Mimi, qu'on verra paraître bientôt, Rodolphe fit connaissance, à sa table d'hôte, d'une marchande à la toilette en chambre, appelée Mademoiselle Laure. Ayant appris que Rodolphe était rédacteur en chef de l'Écharpe d'Iris et du Castor, journaux de fashion, la modiste, dans l'espérance d'obtenir des réclames pour ses produits, lui fit une foule d'agaceries significatives. À ces provocations, Rodolphe avait répondu par un feu d'artifice de madrigaux à rendre jaloux Benserade, Voiture et tous les Ruggieri du style galant; et à la fin du dîner, Mademoiselle Laure, ayant appris que Rodolphe était poëte, lui donna clairement à entendre qu'elle n'était pas éloignée de l'accepter pour son Pétrarque. Elle lui accorda même, sans circonlocution, un rendez-vous pour le lendemain.

– Parbleu! Se disait Rodolphe en reconduisant Mademoiselle Laure, voilà certainement une aimable personne. Elle me paraît avoir de la grammaire et une garde-robe assez cossue. Je suis tout disposé à la rendre heureuse.

Arrivée à la porte de sa maison, Mademoiselle Laure quitta le bras de Rodolphe en le remerciant de la peine qu'il avait bien voulu prendre en l'accompagnant dans un quartier aussi éloigné.

– Oh! Madame, répondit Rodolphe en s'inclinant jusqu'à terre, j'aurais désiré que vous demeurassiez à Moscou ou aux îles de la Sonde, afin d'avoir plus longtemps le plaisir d'être votre cavalier.

– C'est un peu loin, répondit Laure en minaudant.

– Nous aurions pris par les boulevards, madame, dit Rodolphe. Permettez-moi de vous baiser la main sur la personne de votre joue, continua-t-il en embrassant sa compagne sur les lèvres, avant que Laure eût pu faire résistance.

– Oh! Monsieur, exclama-t-elle, vous allez trop vite.

– C'est pour arriver plus tôt, dit Rodolphe. En amour les premiers relais doivent être franchis au galop.

– Drôle de corps! Pensa la modiste en rentrant chez elle.

– Jolie personne! disait Rodolphe en s'en allant.

Rentré chez lui, il se coucha à la hâte, et fit les rêves les plus doux. Il se vit ayant à son bras, dans les bals, dans les théâtres et aux promenades, Mademoiselle Laure vêtue de robes plus splendides que celles ambitionnées par la coquetterie de peau-d'âne.

Le lendemain à onze heures, selon son habitude, Rodolphe se leva. Sa première pensée fut pour Mademoiselle Laure.

– C'est une femme très-bien, murmura-t-il; je suis sûr qu'elle a été élevée à Saint-Denis. Je vais donc enfin connaître le bonheur d'avoir une maîtresse qui ne soit pas grêlée. Décidément, je ferai des sacrifices pour elle, je m'en vais toucher mon argent à l'Écharpe d'Iris, j'achèterai des gants et je mènerai Laure dîner dans un restaurant où on donne des serviettes. Mon habit n'est pas très-beau, dit-il en se vêtissant; mais, bah! Le noir, ça habille si bien!

Et il sortit pour se rendre au bureau de l'Écharpe d'Iris. En traversant la rue, il rencontra un omnibus sur les panneaux duquel était collée une affiche où on lisait:

AUJOURD'HUI DIMANCHE, GRANDES EAUX À VERSAILLES.

Le tonnerre tombant aux pieds de Rodolphe ne lui aurait pas causé une impression plus profonde que la vue de cette affiche.

– Aujourd'hui dimanche! Je l'avais oublié, s'écria-t-il, je ne pourrai pas trouver d'argent.

Aujourd'hui dimanche!!! Mais tout ce qu'il y a d'écus à Paris est en route pour Versailles.

Cependant, poussé par un de ces espoirs fabuleux auquel l'homme s'accroche toujours, Rodolphe courut à son journal, comptant qu'un bienheureux hasard y aurait amené le caissier.

M. Boniface était venu, en effet, un instant, mais il était reparti immédiatement.

– Pour aller à Versailles, dit à Rodolphe le garçon de bureau.

– Allons, dit Rodolphe, c'est fini… mais, voyons, pensa-t-il, mon rendez-vous n'est que pour ce soir. Il est midi, j'ai donc cinq heures pour trouver 5 francs, 20 sous l'heure, comme les chevaux du bois de Boulogne. En route!

Comme il se trouvait dans le quartier où demeurait un journaliste qu'il appelait le critique influent, Rodolphe songea à faire près de lui une tentative.

– Je suis sûr de le trouver, celui-là, dit-il en montant l'escalier; c'est son jour de feuilleton, il n'y a pas de danger qu'il sorte. Je lui emprunterai cinq francs.

– Tiens! C'est vous, dit l'homme de lettres en voyant Rodolphe, vous arrivez bien; j'ai un petit service à vous demander.

– Comme ça se trouve! Pensa le rédacteur de l'Écharpe d'Iris.

– Étiez-vous à l'Odéon, hier?

– Je suis toujours à l'Odéon.

– Vous avez vu la pièce nouvelle, alors?

– Qui l'aurait vue? Le public de l'Odéon, c'est moi.

– C'est vrai, dit le critique: vous êtes une des cariatides de ce théâtre. Le bruit court même que c'est vous qui en fournissez la subvention. Eh bien! Voilà ce que j'ai à vous demander: le compte rendu de la nouvelle pièce.

– C'est facile; j'ai une mémoire de créancier.

– De qui est-ce, cette pièce? demanda le critique à Rodolphe pendant que celui-ci écrivait.

– C'est d'un monsieur.

– Ça ne doit pas être fort.

– Moins fort qu'un turc, assurément.

– Alors, ça n'est pas robuste. Les turcs, voyez-vous, ont une réputation usurpée de force, ils ne pourraient pas être savoyards.

– Qu'est-ce qui les en empêcherait?

– Parce que tous les savoyards sont auvergnats, et que les auvergnats sont commissionnaires. Et puis, il n'y a plus de turcs, sinon aux bals masqués des barrières et aux Champs-Élysées, où ils vendent des dattes. Le turc est un préjugé. J'ai un de mes amis qui connaît l'orient, il m'a assuré que tous les nationaux étaient venus au monde dans la rue Coquenard.

– C'est joli, ce que vous dites-là, dit Rodolphe.

– Vous trouvez? fit le critique. Je vais mettre ça dans mon feuilleton.

– Voilà mon analyse; c'est carrément fait, reprit Rodolphe.

– Oui, mais c'est court.

– En mettant des tirets, et en développant votre opinion critique, ça prendra de la place.

– Je n'ai guère le temps, mon cher, et puis mon opinion critique ne prend pas assez de place.

– Vous mettrez un adjectif tous les trois mots.

– Est-ce que vous ne pourriez pas me faufiler à votre analyse une petite ou plutôt une longue appréciation de la pièce, hein? demanda le critique.

– Dame, dit Rodolphe, j'ai bien mes idées sur la tragédie, mais je vous préviens que je les ai imprimées trois fois dans le Castor, et l'Écharpe d'Iris.

– C'est égal, combien ça fait-il de lignes, vos idées?

– Quarante lignes.

– Fichtre! Vous avez de grandes idées, vous! Eh bien, prêtez-moi donc vos quarante lignes.

– Bon! Pensa Rodolphe, si je lui fais pour vingt francs de copie, il ne pourra pas me refuser cinq francs. Je dois vous prévenir, dit-il au critique, que mes idées ne sont pas absolument neuves. Elles sont un peu râpées, au coude. Avant de les imprimer, je les ai hurlées dans tous les cafés de Paris, il n'y a pas un garçon qui ne les sache par cœur.

– Oh! quéque ça me fait!… Vous ne me connaissez donc pas! Est-ce qu'il y a quelque chose de neuf au monde? Excepté la vertu.