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– Voilà, dit Rodolphe quand il eut achevé.

– Foudre et tempête! Il manque encore deux colonnes… Avec quoi combler cet abîme? s'écria le critique. Tandis que vous y êtes, fournissez-moi donc quelques paradoxes!

– Je n'en ai pas sur moi, dit Rodolphe: mais je puis vous en prêter quelques-uns; seulement, ils ne sont pas de moi; je les ai achetés 50 centimes à un de mes amis qui était dans la misère. Ils n'ont encore que peu servi.

– Très-bien! dit le critique.

– Ah! fit Rodolphe en se mettant de nouveau à écrire, je vais certainement lui demander dix francs; en ce temps-ci, les paradoxes sont aussi chers que les perdreaux. Et il écrivit une trentaine de lignes où on remarquait des balivernes sur les pianos, les poissons rouges, l'école du bon sens et le vin du Rhin, qui était appelé un vin de toilette.

– C'est très-joli, dit le critique; faites-moi donc l'amitié d'ajouter que le bagne est l'endroit du monde où on trouve le plus d'honnêtes gens.

– Tiens, pourquoi ça?

– Pour faire deux lignes. Bon, voilà qui est fait, dit le critique influent, en appelant son domestique pour qu'il portât son feuilleton à l'imprimerie.

– Et maintenant, dit Rodolphe, poussons-lui la botte! Et il articula gravement sa demande.

– Ah! Mon cher, dit le critique, je n'ai pas un sou ici. Lolotte me ruine en pommade, et tout à l'heure elle m'a dévalisé jusqu'à mon dernier as pour aller à Versailles, voir les Néréides et les monstres d'airain vomir des jets liquides.

– À Versailles! Ah çà! Mais, dit Rodolphe, c'est donc une épidémie?

– Mais pourquoi avez-vous besoin d'argent?

– Voilà le poëme, reprit Rodolphe. J'ai ce soir, à cinq heures, rendez-vous avec une femme du monde, une personne distinguée, qui ne sort qu'en omnibus. Je voudrais unir ma destinée à la sienne pour quelques jours, et il me paraît décent de lui faire goûter les douceurs de la vie. Dîner, bal, promenades, etc, etc: il me faut absolument cinq francs; si je ne les trouve pas, la littérature française est déshonorée dans ma personne.

– Pourquoi n'emprunteriez-vous pas cette somme à cette dame même? s'écria le critique.

– La première fois, ce n'est guère possible. Il n'y a que vous qui puissiez me tirer de là.

– Par toutes les momies d'Égypte, je vous jure ma grande parole d'honneur qu'il n'y a pas de quoi acheter une pipe d'un sou ou une virginité. Cependant, j'ai là quelques bouquins que vous pourriez aller laver.

– Aujourd'hui, dimanche, impossible; la mère Mansut, Lebigre, et toutes les piscines des quais et de la rue Saint-Jacques sont fermées. Qu'est-ce que c'est que vos bouquins? Des volumes de poésie, avec le portrait de l'auteur en lunettes? Mais ça ne s'achète pas, ces choses-là.

– À moins qu'on n'y soit condamné par la cour d'assises, dit le critique. Attendez donc, voilà encore des romances et des billets de concert. En vous y prenant adroitement, vous pourriez peut-être en faire de la monnaie.

– J'aimerais mieux autre chose, un pantalon, par exemple.

– Allons! dit le critique, prenez encore ce Bossuet et le plâtre de M. Odilon Barrot; ma parole d'honneur, c'est le denier de la veuve.

– Je vois que vous y mettez de la bonne volonté, dit Rodolphe. J'emporte les trésors; mais si j'en tire trente sous, je considérerai cela comme le treizième travail d'Hercule.

Après avoir fait environ quatre lieues, Rodolphe, à l'aide d'une éloquence dont il avait le secret dans les grandes occasions, parvint à se faire prêter deux francs par sa blanchisseuse, sur la consignation des volumes de poésies, des romances et du portrait de M. Barrot.

– Allons, dit-il en repassant les ponts, voilà la sauce, maintenant il faut trouver le fricot. Si j'allais chez mon oncle.

Une demi-heure après, il était chez son oncle Monetti lequel lut sur la physionomie de son neveu de quoi il allait être question. Aussi se mit-il en garde, et prévint toute demande par une série de récriminations telles que celles-ci:

– Les temps sont durs, le pain est cher, les créanciers ne payent pas, les loyers qu'il faut payer, le commerce dans le marasme, etc, etc, toutes les hypocrites litanies des boutiquiers.

– Croirais-tu, dit l'oncle, que j'ai été forcé d'emprunter de l'argent à mon garçon de boutique pour payer un billet?

– Il fallait envoyer chez moi, dit Rodolphe. Je vous aurais prêté de l'argent; j'ai reçu deux cents francs il y a trois jours.

– Merci, mon garçon, dit l'oncle, mais tu as besoin de ton avoir… ah! Pendant que tu es ici, tu devrais bien, toi qui as une si belle main, me copier des factures que je veux envoyer toucher.

– Voilà cinq francs qui me coûteront cher, dit Rodolphe en se mettant à la besogne qu'il abrégea.

– Mon cher oncle, dit-il à Monetti, je sais combien vous aimez la musique, et je vous apporte des billets de concert.

– Tu es bien aimable, mon garçon. Veux-tu dîner avec moi?…

– Merci, mon oncle, je suis attendu à dîner Faubourg Saint-Germain; je suis même contrarié, parce que je n'ai pas le temps d'aller chez moi prendre de l'argent pour acheter des gants.

– Tu n'as pas de gants? Veux-tu que je te prête les miens? dit l'oncle.

– Merci, nous n'avons pas la même main; seulement vous m'obligeriez de me prêter…

– Vingt-neuf sous pour en acheter? Certainement, mon garçon, les voilà. Quand on va dans le monde, il faut y aller bien mis. Mieux vaut faire envie que pitié, disait ta tante. Allons, je vois que tu te lances, tant mieux… Je t'aurais bien donné plus, reprit-il, mais c'est tout ce que j'ai dans mon comptoir; il faudrait que je monte en haut, et je ne peux pas laisser la boutique seule: à chaque instant il vient des acheteurs.

– Vous disiez que le commerce n'allait pas? L'oncle Monetti fit semblant de ne pas entendre, et dit à son neveu, qui empochait les vingt-neuf sous:

– Ne te presse pas pour me les rendre.

– Quel cancre! fit Rodolphe en se sauvant. Ah çà! fit-il, il manque encore trente et un sous. Où les trouver? Mais j'y songe, allons au carrefour de la Providence.

Rodolphe appelait ainsi le point le plus central de Paris, c'est-à-dire le Palais-Royal. Un endroit où il est presque impossible de rester dix minutes sans rencontrer dix personnes de connaissance, des créanciers surtout. Rodolphe alla donc se mettre en faction au perron du Palais-Royal. Cette fois, la Providence fut longue à venir. Enfin, Rodolphe put l'apercevoir. Elle avait un chapeau blanc, un paletot vert et une canne à pomme d'or… une Providence très-bien mise.

C'était un garçon obligeant et riche, quoique phalanstérien.

– Je suis ravi de vous voir, dit-il à Rodolphe; venez donc me conduire un peu, nous causerons.

– Allons, je vais subir le supplice du phalanstère, murmura Rodolphe en se laissant entraîner par le chapeau blanc, qui, en effet, le phalanstérina à outrance.

Comme ils approchaient du pont des Arts, Rodolphe dit à son compagnon:

– Je vous quitte, n'ayant pas de quoi acquitter cet impôt.

– Allons donc, dit l'autre en retenant Rodolphe, et en jetant deux sous à l'invalide.

– Voilà le moment venu, pensait le rédacteur de l'Écharpe d'Iris en traversant le pont; et arrivé au bout, devant l'horloge de l'institut, Rodolphe s'arrêta court, montra le cadran avec un geste désespéré et s'écria:

– Sacrebleu! Cinq heures moins le quart! Je suis perdu?

– Qu'y a-t-il? dit l'autre étonné.

– Il y a, dit Rodolphe, que, grâce à vous, qui m'avez entraîné malgré moi jusqu'ici, j'ai manqué un rendez-vous.

– Important?

– Je le crois bien, de l'argent que je devais aller chercher à cinq heures… aux Batignolles… Jamais je n'y serai… Sacrebleu! Comment faire?…

– Parbleu! dit le phalanstérien, c'est bien simple, venez chez moi, je vous en prêterai.

– Impossible! Vous demeurez à Montrouge, et j'ai une affaire à six heures Chaussée-D'Antin… sacrebleu!…

– J'ai quelques sous sur moi, dit timidement la Providence… mais très-peu.

– Si j'avais de quoi prendre un cabriolet, peut-être arriverais-je à temps aux Batignoles.

– Voilà le fond de ma bourse, mon cher, trente et un sous.

– Donnez vite, donnez que je me sauve! dit Rodolphe qui venait d'entendre sonner cinq heures, et il se hâta de courir au lieu de son rendez-vous.

– Ç'a été dur à tirer, fit-il en comptant sa monnaie.

Cent sous, juste comme de l'or. Enfin, je suis paré, et Laure verra qu'elle a affaire à un homme qui sait vivre. Je ne veux pas rapporter un centime chez moi ce soir. Il faut réhabiliter les lettres, et prouver qu'il ne leur manque que de l'argent pour être riches.