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Ici Rodolphe lança un coup d'œil à Marcel, qui comprit sur-le-champ.

– Madame, dit l'artiste en désignant Rodolphe, un hasard heureux a amené ici la personne qui peut vous être utile en cette douloureuse circonstance. Monsieur est un poëte distingué, et vous ne pourriez mieux trouver.

– Je tiendrais à ce que ce soit très-triste, dit la veuve, et que l'orthographe fût bien mise.

– Madame, répondit Marcel, mon ami sait l'orthographe sur le bout du doigt: au collége, il avait tous les prix.

– Tiens, dit la veuve, mon neveu a eu aussi un prix; il n'a pourtant que sept ans.

– C'est un enfant bien précoce, répliqua Marcel.

– Mais, dit la veuve en insistant, monsieur sait-il faire des vers tristes?

– Mieux que personne, madame, car il a eu beaucoup de chagrins dans sa vie. Mon ami excelle dans les vers tristes, c'est ce que les journaux lui reprochent toujours.

– Comment! s'écria la veuve, on parle de lui dans les journaux! Alors, il est bien aussi savant que M. Guérin, l'écrivain public.

– Oh! Bien plus! Adressez-vous à lui, madame, vous ne vous en repentirez pas.

Après avoir expliqué au poëte le sens de l'inscription en vers qu'elle voulait faire mettre sur la tombe de son mari, la veuve convint de donner dix francs à Rodolphe, si elle était contente; seulement, elle voulait avoir les vers très-vite. Le poëte promit de les lui envoyer le lendemain même par son ami.

– Ô bonne fée Artémise, s'écria Rodolphe quand la veuve fut partie, je te promets que tu seras contente; je te ferai bonne mesure de lyrisme funèbre, et l'orthographe sera mieux mise qu'une duchesse. Ô bonne vieille, puisse, pour te récompenser, le ciel te faire vivre cent sept ans, comme la bonne eau-de-vie!

– Je m'y oppose, s'écria Marcel.

– C'est vrai, dit Rodolphe, j'oubliais que tu as encore sa main à peindre après sa mort, et qu'une pareille longévité te ferait perdre de l'argent. Et il leva les mains en disant: ciel n'exaucez pas ma prière! Ah! J'ai une fière chance d'être venu ici, ajouta-t-il.

– Au fait, qu'est-ce que tu me voulais? dit Marcel.

– J'y resonge, et maintenant surtout que je suis forcé de passer la nuit pour faire cette poésie, je ne puis me dispenser de ce que je venais de demander: 1º à dîner; 2º du tabac, de la chandelle; et 3º ton costume d'ours blanc.

– Est-ce que tu vas au bal masqué? C'est ce soir le premier, en effet.

– Non; mais tel que tu me vois, je suis aussi gelé que la grande armée pendant la retraite de Russie. Certainement mon paletot de lasting vert et mon pantalon en mérinos écossais sont très-jolis; mais c'est trop printanier, et bon pour habiter sous l'équateur; lorsqu'on demeure sous le pôle, comme moi, un costume d'ours blanc est plus convenable, je dirai même plus, il est exigible.

– Prends le martin, dit Marcel; c'est une idée; il est chaud comme braise, et tu seras là-dedans comme un pain dans un four.

Rodolphe habitait déjà la peau de l'animal fourré.

– Maintenant, dit-il le thermomètre va être furieusement vexé.

– Est-ce que tu vas sortir comme ça? dit Marcel à son ami, après qu'ils eurent achevé un dîner vague, servi dans de la vaisselle, timbrée à cinq centimes.

– Parbleu, dit Rodolphe, je me moque pas mal de l'opinion; d'ailleurs, c'est aujourd'hui le commencement du carnaval. Et il traversa tout Paris avec l'attitude grave du quadrupède dont il habitait le poil. En passant devant le thermomètre de l'ingénieur Chevalier, Rodolphe alla lui faire un pied de nez.

Rentré chez lui, non sans avoir causé une grande frayeur à son portier, le poëte alluma sa chandelle, et eut grand soin de l'entourer d'un papier transparent pour prévenir les malices des aquilons; et sur-le-champ il se mit à la besogne. Mais il ne tarda pas à s'apercevoir que si son corps était préservé à peu près du froid, ses mains ne l'étaient pas; et il n'avait point écrit deux vers de son épitaphe, qu'une onglée féroce vint lui mordre les doigts, qui lâchèrent la plume.

– L'homme le plus courageux ne peut pas lutter contre les éléments, dit Rodolphe en tombant anéanti sur sa chaise. César a passé le Rubicon, mais il n'aurait point passé la Bérésina.

Tout à coup le poëte poussa un cri de joie du fond de sa poitrine d'ours, et il se leva si brusquement, qu'il renversa une partie de son encre sur la blancheur de sa fourrure: il avait eu une idée, renouvelée de Chatterton.

Rodolphe tira de dessous son lit un amas considérable de papiers, parmi lesquels se trouvaient une dizaine de manuscrits énormes de son fameux drame du Vengeur. Ce drame, auquel il avait travaillé deux ans, avait été fait, défait, refait tant de fois, que les copies réunies formaient un poids de sept kilogrammes. Rodolphe mit de côté le manuscrit le plus récent et traîna les autres devant la cheminée.

– J'étais bien sûr que j'en trouverais le placement, s'écria-t-il… avec de la patience! Voilà certainement un joli cotret de prose. Ah! Si j'avais pu prévoir ce qui arrive, j'aurais fait un prologue, et aujourd'hui j'aurais plus de combustible… Mais bah! On ne peut pas tout prévoir. Et il alluma dans sa cheminée quelques feuilles du manuscrit, à la flamme desquels il se dégourdit les mains. Au bout de cinq minutes, le premier acte du Vengeur était joué et Rodolphe avait écrit trois vers de son épitaphe.

Rien au monde ne saurait peindre l'étonnement des quatre vents cardinaux en apercevant du feu dans la cheminée.

– C'est une illusion, souffla le vent du nord qui s'amusa à rebrousser le poil de Rodolphe.

– Si nous allions souffler dans le tuyau, reprit un autre vent, ça ferait fumer la cheminée. Mais comme ils allaient commencer à tarabuster le pauvre Rodolphe, le vent du sud aperçut M. Arago à une fenêtre de l'Observatoire, où le savant faisait du doigt une menace au quatuor d'aquilons.

Aussi le vent du sud cria à ses frères: «Sauvons-nous bien vite, l'almanach marque un temps calme pour cette nuit; nous nous trouvons en contravention avec l'observatoire, et, si nous ne sommes pas rentrés à minuit, M. Arago nous fera mettre en retenue.»

Pendant ce temps-là, le deuxième acte du Vengeur brûlait avec le plus grand succès. Et Rodolphe avait écrit dix vers. Mais il ne put en écrire que deux pendant la durée du troisième acte.

– J'avais toujours pensé que cet acte-là était trop court, murmura Rodolphe, mais il n'y a qu'à la représentation qu'on s'aperçoive d'un défaut. Heureusement que celui-ci va durer plus longtemps: il y a vingt-trois scènes, dont la scène du trône, qui devait être celui de ma gloire… La dernière tirade de la scène du trône s'envolait en flammèches comme Rodolphe avait encore un sixain à écrire.

– Passons au quatrième acte, dit-il, en prenant un air de feu. Il durera bien cinq minutes, c'est tout monologue. Il passa au dénoûment, qui ne fit que flamber et s'éteindre. Au même moment, Rodolphe encadrait dans un magnifique élan de lyrisme les dernières paroles du défunt en l'honneur de qui il venait de travailler. Il en restera pour une seconde représentation, dit-il en poussant sous son lit quelques autres manuscrits.

Le lendemain, à huit heures du soir, Mademoiselle Angèle faisait son entrée au bal, ayant à la main un superbe bouquet de violettes blanches, au milieu desquelles s'épanouissaient deux roses, blanches aussi. Toute la nuit, ce bouquet valut à la jeune fille des compliments des femmes, et des madrigaux des hommes. Aussi Angèle sut-elle un peu gré à son cousin qui lui avait procuré toutes ces petites satisfactions d'amour-propre, et elle aurait peut-être pensé à lui davantage sans les galantes persécutions d'un parent de la mariée qui avait dansé plusieurs fois avec elle. C'était un jeune homme blond, et porteur d'une de ces superbes paires de moustaches relevées en crocs, qui sont les hameçons où s'accrochent les cœurs novices. Le jeune homme avait déjà demandé à Angèle qu'elle lui donnât les deux roses blanches qui restaient de son bouquet, effeuillé par tout le monde… mais Angèle avait refusé, pour oublier à la fin du bal les deux fleurs sur une banquette, où le jeune homme blond courut les prendre.

À ce moment-là il y avait quatorze degrés de froid dans le belvédère de Rodolphe, qui, appuyé à sa fenêtre, regardait du côté de la barrière du Maine les lumières de la salle de bal où dansait sa cousine Angèle, qui ne pouvait pas le souffrir.

X LE CAP DES TEMPÊTES

Il y a dans les mois qui commencent chaque nouvelle saison des époques terribles: le 1er et le 15 ordinairement. Rodolphe, qui ne pouvait voir sans effroi approcher l'une ou l'autre de ces deux dates, les appelait le Cap des Tempêtes. Ce jour-là, ce n'est point l'aurore qui ouvre les portes de l'orient, ce sont des créanciers, des propriétaires, des huissiers et autres gens de sac… oches. Ce jour-là commence par une pluie de mémoires, de quittances, de billets, et se termine par une grêle de protêts, Dies irae!