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Le soir même, Colline alla exprès de très-bonne heure au café, afin d'être le premier à voir Carolus.

Il ne l'attendit pas longtemps. Carolus arriva bientôt, portant à la main trois énormes bouquets de roses.

– Tiens! dit Colline avec étonnement, que comptez-vous faire de ce jardin?

– Je me suis souvenu de ce que vous m'avez dit hier, vos amis viendront sans doute avec leurs dames, et c'est à leur intention que j'apporte ces fleurs; elles sont fort belles.

– En effet, il y en a au moins pour quinze sous.

– Y pensez-vous? reprit Carolus: au mois de décembre, si vous disiez quinze francs.

– Ah! Ciel! s'écria Colline, un trio d'écus pour ces simples dons de flore, quelle folie! Vous êtes donc parent des cordillères? Eh bien, mon cher monsieur, voilà quinze francs que nous allons être forcés d'effeuiller par la fenêtre.

– Comment! Que voulez-vous dire?

Colline raconta alors les soupçons jaloux que Marcel avait fait concevoir à ses amis, et instruisit Carolus de la violente discussion qui avait eu lieu entre les bohèmes à propos de son introduction dans le cénacle. J'ai protesté que vos intentions étaient immaculées, ajouta Caroline, mais l'opposition n'a pas été moins vive. Gardez-vous donc de renouveler les soupçons jaloux qu'on a pu concevoir sur vous en étant trop galant avec ces dames, et, pour commencer, faisons disparaître ces bouquets.

Et Colline prit les roses et les cacha dans une armoire qui servait de débarras.

– Mais ce n'est pas tout, reprit-iclass="underline" ces messieurs désirent avant de se lier intimement avec vous, se livrer, chacun en particulier à une enquête sur votre caractère, vos goûts, etc. Puis, pour que Barbemuche ne heurtât pas trop ses amis, Colline lui traça rapidement un portrait moral de chacun des bohèmes. Tâchez de vous trouver d'accord avec eux séparément, ajouta le philosophe, et à la fin ils seront tous pour vous.

Carolus consentit à tout.

Les trois amis arrivèrent bientôt, accompagnés de leurs épouses.

Rodolphe se montra poli avec Carolus, Schaunard fut familier, Marcel resta froid. Pour Carolus, il s'efforça d'être gai et affectueux avec les hommes, en étant très-indifférent avec les femmes.

En se quittant le soir, Barbemuche invita Rodolphe à dîner pour le lendemain. Seulement, il le pria de venir chez lui à midi.

Le poëte accepta.

– Bon, se dit-il à lui-même, c'est moi qui commencerai l'enquête.

Le lendemain, à l'heure convenue, Rodolphe se rendit chez Carolus. Barbemuche logeait en effet dans un fort bel hôtel de la Rue Royale, et y occupait une chambre où régnait un certain confortable. Seulement, Rodolphe parut étonné de voir, bien qu'on fût en plein jour, les volets fermés, les rideaux tirés et deux bougies allumées sur une table. Il en demanda des explications à Barbemuche.

– L'étude est fille du mystère et du silence, répondit celui-ci. On s'assit et on causa. Au bout d'une heure de conversation, Carolus, avec une patience et une adresse oratoire infinies, sut amener une phrase qui, malgré sa forme humble n'était rien moins qu'une sommation faite à Rodolphe d'avoir à écouter un petit opuscule qui était le fruit des veilles dudit Carolus.

Rodolphe comprit qu'il était pris. Curieux, en outre, de voir la couleur du style de Barbemuche, il s'inclina poliment, en assurant qu'il était enchanté de ce que…

Carolus n'attendit pas le reste de la phrase. Il courut mettre le verrou à la porte de la chambre, la ferma à clef en dedans, et revint près de Rodolphe. Il prit ensuite un petit cahier dont le format étroit et le peu d'épaisseur amenèrent un sourire de satisfaction sur la figure du poëte.

– C'est là le manuscrit de votre ouvrage? demanda-t-il.

– Non, répondit Carolus, c'est le catalogue de mes manuscrits, et je cherche le numéro de celui que vous me permettez de vous lire… Voilà: Don Lopez, ou la Fatalité, numéro 14. C 'est sur le troisième rayon, dit Carolus, et il alla ouvrir une petite armoire dans laquelle Rodolphe aperçut avec épouvante une grande quantité de manuscrits. Carolus en prit un, ferma l'armoire et vint s'asseoir en face du poëte.

Rodolphe jeta un coup d'œil sur l'un des quatre cahiers dont se composait l'ouvrage, écrit sur un papier format du champ de mars.

– Allons, se dit-il, ce n'est pas en vers… mais ça s'appelle Don Lopez!

Carolus prit le premier cahier et commença ainsi sa lecture:

«Par une froide nuit d'hiver, deux cavaliers, enveloppés dans les plis de leurs manteaux et montés sur des mules indolentes, cheminaient côte à côte sur l'une des routes qui traversent la solitude affreuse des déserts de la Sierra Morena…»

– Où suis-je? Pensa Rodolphe atterré par ce début. Carolus continua ainsi la lecture du premier chapitre, écrit tout dans ce style.

Rodolphe écoutait vaguement et songeait à trouver un moyen de s'évader.

– Il y a bien la fenêtre, se disait-il en lui-même; mais, outre qu'elle est fermée, nous sommes au quatrième. Ah! Je comprends maintenant toutes ces précautions.

– Que dites-vous de mon premier chapitre? demanda Carolus; je vous en supplie, ne me ménagez pas les critiques.

Rodolphe crut se rappeler qu'il avait entendu des lambeaux de philosophie déclamatoire sur le suicide, proférés par le nommé Lopez, héros du roman, et il répondit à tout hasard:

– La grande figure de Don Lopez est étudiée avec conscience; ça rapelle la Profession de foi du vicaire savoyard; la description de la mule de Don Alvar me plaît infiniment; on dirait une ébauche de Géricault. Le paysage offre de belles lignes; quant aux idées, c'est de la graine de J-J Rousseau semée dans le terrain de Lesage.

Seulement, permettez-moi une observation. Vous mettez trop de virgules, et vous abusez du mot dorénavant; c'est un joli mot qui fait bien de temps en temps, ça donne de la couleur, mais il ne faut pas en abuser. Carolus prit son second cahier et relut encore une fois le titre de D Lopez ou la Fatalité.

– J'ai connu un Don Lopez jadis, dit Rodolphe; il vendait des cigarettes et du chocolat de Bayonne, c'était peut-être un parent du vôtre… Continuez…

À la fin du second chapitre, le poëte interrompit Carolus.

– Est-ce que vous ne vous sentez pas un peu de mal à la gorge? Lui demanda-t-il.

– Aucunement, répondit Carolus; vous allez savoir l'histoire d'Inésille.

– J'en suis très-curieux… Cependant, si vous étiez fatigué, dit le poëte, il ne faudrait pas…

– Chapitre iii dit Carolus d'une voix claire.

Rodolphe examina attentivement Carolus, et s'aperçut qu'il avait le cou très-court et le teint sanguin.

J'ai encore un espoir, pensa le poëte après qu'il eut fait cette découverte. C'est l'apoplexie.

– Nous allons passer au Chapitre iv. Vous aurez l'obligeance de me dire ce que vous pensez de la scène d'amour.

Et Carolus reprit sa lecture.

Dans un moment où il regardait Rodolphe pour lire sur sa figure l'effet que produisait son dialogue, Carolus aperçut le poëte qui, incliné sur sa chaise, tendait la tête dans l'attitude d'un homme qui écoute des sons lointains.

– Qu'avez-vous? Lui demanda-t-il.

– Chut! dit Rodolphe: n'entendez-vous pas? Il me semble qu'on crie au feu! Si nous allions voir? Carolus écouta un instant, mais n'entendit rien.

– L'oreille m'aura tinté, fit Rodolphe, continuez; Don Alvar m'intéresse prodigieusement; c'est un noble jeune homme.

Carolus continua à lire et mit toute la musique de son organe sur cette phrase du jeune Don Alvar.

«Ô Inésille, qui que vous soyez, ange ou démon, et quelle que soit votre patrie, ma vie est à vous, et je vous suivrai, fût-ce au ciel, fût-ce en enfer.»

En ce moment on frappa à la porte, et une voix appela Carolus du dehors.

– C'est mon portier, dit-il en allant entre-bâiller sa porte.

C'était en effet le portier; il apportait une lettre; Carolus l'ouvrit avec précipitation. Fâcheux contre-temps, dit-il; nous sommes obligés de remettre la lecture à une autre fois; je reçois une nouvelle qui me force à sortir sans retard.

– Oh! Pensa Rodolphe, voilà une lettre qui tombe du ciel; je reconnais le cachet de la Providence.

– Si vous voulez, reprit Carolus, nous ferons ensemble la course à laquelle m'oblige ce message, après quoi nous irons dîner.

– Je suis à vos ordres, dit Rodolphe.

Le soir, quand il revint dans le cénacle, le poëte fut interrogé par ses amis à propos de Barbemuche.

– Es-tu content de lui? T'a-t-il bien traité? demandèrent Marcel et Schaunard.

– Oui, mais ça m'a coûté cher, dit Rodolphe.

– Comment? Est-ce que Carolus t'aurait fait payer? demanda Schaunard avec une indignation croissante.