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– Il m'a lu un roman dans l'intérieur duquel on se nomme Don Lopez et Don Alvar, et où les jeunes premiers appellent leur maîtresse Ange ou Démon.

– Quelle horreur! Dirent tous les bohèmes en chœur.

– Mais autrement, fit Colline, littérature à part, quel est ton avis sur Carolus?

– C'est un bon jeune homme. Au reste, vous pourrez faire personnellement vos observations: Carolus compte nous traiter tous les uns après les autres. Schaunard est invité à déjeuner pour demain. Seulement, ajouta Rodolphe, quand vous irez chez Barbemuche, méfiez-vous de l'armoire aux manuscrits, c'est un meuble dangereux.

Schaunard fut exact au rendez-vous, et se livra à une enquête de commissaire-priseur et d'huissier opérant une saisie. Aussi revint-il le soir l'esprit rempli de notes; il avait étudié Carolus sous le point de vue des choses mobilières.

– Eh bien lui demanda-t-on, quel est ton avis?

– Mais, reprit Schaunard, ce Barbemuche est pétri de bonnes qualités; il sait les noms de tous les vins, et m'a fait manger des choses délicates, comme on n'en fait pas chez ma tante le jour de sa fête. Il me paraît lié assez intimement avec des tailleurs de la rue Vivienne et des bottiers des panoramas. J'ai remarqué, en outre, qu'il était à peu près de notre taille à tous, ce qui fait qu'au besoin nous pourrions lui prêter nos habits. Ses mœurs sont moins sévères que Colline voulait bien le dire; il s'est laissé mener partout où j'ai voulu le conduire, et m'a payé un déjeuner en deux actes, dont le second s'est passé dans un cabaret de la halle, où je suis connu pour y avoir fait des orgies diverses dans le carnaval. Carolus est entré là-dedans comme un homme naturel. Voilà! Marcel est invité pour demain.

Carolus savait que Marcel était, parmi les bohèmes, celui qui faisait le plus obstacle à sa réception dans le cénacle: aussi il le traita avec une recherche particulière; mais où il se rendit surtout l'artiste favorable, ce fut en lui donnant l'espérance qu'il lui procurerait des portraits dans la famille de son élève.

Quand ce fut au tour de Marcel de faire son rapport, ses amis n'y trouvèrent plus cette hostilité de parti pris qu'il avait montrée d'abord contre Carolus. Le quatrième jour, Colline informa Barbemuche qu'il était admis.

– Quoi! Je suis reçu, dit Carolus au comble de la joie.

– Oui, répondit Colline, mais à corrections.

– Qu'entendez-vous par là?

– Je veux dire que vous avez encore un tas de petites habitudes vulgaires dont il faudra vous corriger.

– Je ferai en sorte de vous imiter, répondit Carolus. Pendant tout le temps que dura son noviciat, le philosophe platonicien fréquenta assidûment les bohèmes; et, mis à même d'étudier plus profondément les mœurs, il n'était pas sans éprouver quelquefois de grands étonnements.

Un matin, Colline entra chez Barbemuche le visage radieux.

– Eh bien, mon cher, lui dit-il, vous êtes définitivement des nôtres, c'est fini. Reste maintenant à fixer le jour de la grande fête et l'endroit où elle aura lieu; je viens m'entendre avec vous.

– Mais ça se trouve parfaitement, répondit Carolus: les parents de mon élève sont en ce moment à la campagne; le jeune vicomte, dont je suis le mentor, me prêtera pour une soirée les appartements: comme ça, nous serons plus à notre aise; seulement, il faudra inviter le jeune vicomte.

– Ce serait assez délicat, répondit Colline; nous lui ouvrirons les horizons littéraires; mais croyez-vous qu'il consente?

– J'en suis sûr d'avance.

– Alors il ne reste plus qu'à fixer le jour.

– Nous arrangerons cela ce soir au café, dit Barbemuche.

Carolus alla ensuite retrouver son élève et lui annonça qu'il venait d'être reçu membre d'une haute société littéraire et artistique, et que, pour célébrer sa réception, il comptait donner un dîner suivi d'une petite fête; il lui proposait donc de faire partie des convives:

– Et comme vous ne pouvez pas rentrer tard, et que la fête se prolongera dans la nuit, pour notre commodité, ajouta Carolus, nous donnerons ce petit gala ici, dans les appartements. François, votre domestique, est discret, vos parents ne sauront rien, et vous aurez fait connaissance avec les gens les plus spirituels de Paris, des artistes, des auteurs.

– Imprimés? dit le jeune homme.

– Imprimés, certainement; l'un d'eux est rédacteur en chef de l'Écharpe d'Iris que reçoit madame votre mère; ce sont des gens très-distingués, presque célèbres; je suis leur ami intime; ils ont de charmantes femmes.

– Il y aura des femmes? dit le vicomte Paul.

– Ravissantes, reprit Carolus.

– Ô mon cher maître, je vous remercie; certainement, nous donnerons la fête ici; on allumera tous les lustres et je ferai ôter les housses des meubles. Le soir, au café, Barbemuche annonça que la fête aurait lieu le samedi suivant.

Les bohèmes invitèrent leurs maîtresses à songer à leur toilette.

– N'oubliez pas, leur dirent-ils, que nous allons dans des vrais salons. Ainsi donc, préparez-vous; toilette simple, mais riche.

À compter de ce jour, toute la rue fut instruite que mesdemoiselles Mimi, Phémie et Musette allaient dans le monde.

Le matin de la solennité, voici ce qui arriva. Colline, Schaunard, Marcel et Rodolphe se rendirent en chœur chez Barbemuche, qui parut étonné de les voir si matinalement.

– Serait-il arrivé quelque accident qui oblige la fête à être remise? demanda-t-il avec une certaine inquiétude.

– Oui et non, répondit Colline. Seulement, voici ce qui arrive. Entre nous, nous ne faisons jamais de cérémonie; mais quand nous devons nous trouver avec des étrangers, vous voulons garder un certain décorum.

– Eh bien? fit Barbemuche.

– Eh bien, continua Colline, comme nous devons nous rencontrer ce soir avec le jeune gentilhomme qui nous ouvre ses salons, par respect pour lui et par respect pour nous, que notre tenue quasi-négligée pourrait compromettre, nous venons simplement vous demander si vous ne pourriez pas, pour ce soir, nous prêter quelques hardes d'une coupe avantageuse. Il nous est presque impossible, vous devez le comprendre, d'entrer en vareuse et en paletot sous les lambris somptueux de cette résidence.

– Mais, dit Carolus, je n'ai pas quatre habits noirs.

– Ah! dit Colline, nous nous arrangerons de ce que vous aurez.

– Voyez donc, fit Carolus en leur ouvrant une garde-robe assez bien fournie.

– Mais vous avez là un arsenal complet d'élégances.

– Trois chapeaux! dit Schaunard avec extase; peut-on avoir trois chapeaux quand on n'a qu'une tête?

– Et les bottes, dit Rodolphe, voyez donc!

– Il y en a des bottes! Hurla Colline.

En un clin d'œil ils avaient choisi chacun un équipement complet.

– À ce soir, dirent-ils en quittant Barbemuche; ces dames se proposent d'être éblouissantes.

– Mais, dit Barbemuche en jetant un coup d'œil sur les porte-manteaux complétement dégarnis, vous ne me laissez rien, à moi. Comment vous recevrai-je?

– Ah! Vous, c'est différent, dit Rodolphe, vous êtes le maître de la maison; vous pouvez laisser l'étiquette de côté.

– Cependant, dit Carolus, il ne reste plus qu'une robe de chambre, un pantalon à pied, un gilet de flanelle et des pantoufles; vous avez tout pris.

– Qu'importe? Nous vous excusons d'avance, répondirent les bohémiens.

À six heures, un fort beau dîner était servi dans la salle à manger. Les bohémiens arrivèrent. Marcel boitait un peu et était de mauvaise humeur. Le jeune vicomte Paul se précipita au-devant des dames et les conduisit aux meilleures places. Mimi avait une toilette de haute fantaisie. Musette était mise avec un goût plein de provocation. Phémie ressemblait à une fenêtre garnie de verres de couleur, elle n'osait pas se mettre à table. Le dîner dura deux heures et demie et fut d'une gaieté ravissante.

Le jeune vicomte Paul marchait avec fureur sur le pied de Mimi qui était sa voisine, et Phémie redemandait quelque chose à chaque service. Schaunard était dans les pampres. Rodolphe improvisait des sonnets et cassait des verres en marquant le rhythme. Colline causait avec Marcel, qui était toujours maussade.

– Qu'as-tu? Lui disait-il.

– Je souffre horriblement des pieds et ça me gêne. Ce Carolus a un pied de petite-maîtresse.

– Mais, dit Colline, il suffira de lui faire comprendre que ça ne peut pas durer comme ça, et qu'à l'avenir il ait à faire faire sa chaussure quelques points plus large; sois tranquille, j'arrangerai cela. Mais passons au salon, où les liqueurs des îles nous appellent.

La fête recommença avec plus d'éclat. Schaunard se mit au piano et exécuta, avec une verve prodigieuse, sa nouvelle symphonie: La mort de la jeune fille. Le beau morceau de la marche du créancier obtint les honneurs du ter. Il y eut deux cordes brisées au piano.