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Marcel était toujours morose, et comme Carolus venait s'en plaindre à lui, l'artiste lui répondit:

– Mon cher monsieur, nous ne serons jamais amis intimes, et voici pourquoi. Les dissemblances physiques sont presque toujours l'indice certain d'une dissemblance morale, la philosophie et la médecine sont d'accord là-dessus.

– Eh bien? fit Carolus.

– Eh bien, dit Marcel en montrant ses pieds, votre chaussure, infiniment trop étroite pour moi, m'indique que nous n'avons pas le même caractère; du reste, votre petite fête était charmante.

À une heure du matin, les bohémiens se retirèrent et rentrèrent chez eux en faisant de longs détours. Barbemuche fut malade et tint des discours insensés à son élève qui, de son côté, rêvait aux yeux bleus de Mademoiselle Mimi.

XIII LA CRÉMAILLÈRE

Ceci se passait quelque temps après la mise en ménage du poëte Rodolphe avec la jeune Mademoiselle Mimi; et depuis environ huit jours tout le cénacle bohémien était fort en peine à cause de la disparition de Rodolphe, qui était subitement devenu impondérable. On l'avait cherché dans tous les endroits où il avait habitude d'aller, et partout on avait reçu la même réponse:

– Nous ne l'avons pas vu depuis huit jours. Gustave Colline, surtout, était dans une grande inquiétude, et voici à quel propos. Quelques jours auparavant, il avait confié à Rodolphe un article de haute philosophie que celui-ci devait insérer dans les colonnes Variétés du journal le Castor, revue de la chapellerie élégante dont il était rédacteur en chef. L'article philosophique était-il paru aux yeux de l'Europe étonnée? Telle était la question que se posait le malheureux Colline; et on comprendra cette anxiété quand on saura que le philosophe n'avait pas encore eu les honneurs de la typographie, et qu'il brûlait du désir de voir quel effet produirait sa prose imprimée en caractère cicéro. Pour se procurer cette satisfaction d'amour-propre, il avait déjà dépensé six francs en séance de lecture dans tous les salons littéraires de Paris, sans y rencontrer le Castor. N'y pouvant plus tenir, Colline se jura à lui-même qu'il ne prendrait pas une minute de repos avant d'avoir mis la main sur l'introuvable rédacteur de cette feuille.

Aidé par des hasards qu'il serait trop long de faire connaître, le philosophe s'était tenu parole. Deux jours après, il connaissait bien le domicile de Rodolphe, et se présentait chez lui à six heures du matin.

Rodolphe habitait alors un hôtel garni d'une rue déserte située dans le faubourg Saint-Germain, et il logeait au cinquième parce qu'il n'y avait point de sixième. Lorsque Colline arriva à la porte, il ne trouva point la clef dessus. Il frappa pendant dix minutes sans qu'on lui répondît de l'intérieur; le vacarme matinal attira même le portier qui vint prier Colline de se taire.

– Vous voyez bien que ce monsieur dort, dit-il.

– C'est pour cela que je veux le réveiller, répondit Colline en frappant de nouveau.

– Il ne veut pas vous répondre, alors, reprit le concierge en déposant à la porte de Rodolphe une paire de bottes vernies et une paire de bottines de femme qu'il venait de cirer.

– Attendez donc un peu, fit Colline en examinant la chaussure mâle et femelle, des bottes vernies toutes neuves! Je me serai trompé de porte, ce n'est pas ici que j'ai affaire.

– Au fait, dit le portier, après qui demandez-vous?

– Des bottines de femme! continua Colline en se parlant à lui-même et en songeant aux mœurs austères de son ami; oui, décidément je me suis trompé. Ce n'est pas ici la chambre de Rodolphe.

– Faites excuse, monsieur, c'est ici.

– Eh bien, alors, c'est donc vous qui vous trompez, mon brave homme?

– Que voulez-vous dire?

– Certainement que vous faites erreur, ajouta Colline en indiquant les bottes vernies. Qu'est-ce que c'est que ça?

– Ce sont les bottes de M. Rodolphe; qu'est-ce qu'il y a d'étonnant?

– Et ceci, reprit Colline en montrant les bottines, est-ce aussi à M. Rodolphe?

– C'est à sa dame, dit le portier.

– À sa dame! Exclama Colline stupéfait! Ah! Le voluptueux! Voilà pourquoi il ne veut pas ouvrir.

– Dame! dit le portier, il est libre, ce jeune homme; si monsieur veut me dire son nom, j'en ferai part à M. Rodolphe.

– Non, dit Colline, maintenant que je sais où le trouver, je reviendrai; et il alla sur-le-champ annoncer les grandes nouvelles aux amis.

Les bottes vernies de Rodolphe furent généralement traitées de fables, dues à la richesse d'imagination de Colline, et on déclara à l'unanimité que sa maîtresse était un paradoxe.

Ce paradoxe était pourtant une vérité; car, le soir même, Marcel reçut une lettre collective pour tous les amis. Cette lettre était ainsi conçue:

«Monsieur et Madame Rodolphe, hommes de lettres, vous prient de leur faire l'honneur de venir dîner chez eux demain soir, à cinq heures précises.»

N.-B. Il y aura des assiettes.

– Messieurs, dit Marcel en allant communiquer la lettre à ses camarades, la nouvelle se confirme; Rodolphe a vraiment une maîtresse; de plus il nous invite à dîner, et, continua Marcel, le post-scriptum promet de la vaisselle. Je ne vous cache pas que ce paragraphe me paraît une exagération lyrique; cependant il faudra voir.

Le lendemain, à l'heure indiquée, Marcel, Gustave Colline et Alexandre Schaunard, affamés comme le dernier jour du carême, se rendirent chez Rodolphe, qu'ils trouvèrent en train de jouer avec un chat écarlate, tandis qu'une jeune femme disposait le couvert.

– Messieurs, dit Rodolphe en serrant la main à ses amis et en leur désignant la jeune femme, permettez-moi de vous présenter la maîtresse de céans.

– C'est toi qui es céans, n'est-ce pas? dit Colline, qui avait la lèpre de ce genre de bons mots.

– Mimi, répondit Rodolphe, je te présente mes meilleurs amis, et maintenant va tremper la soupe.

– Oh! Madame, fit Alexandre Schaunard en se précipitant vers Mimi, vous êtes fraîche comme une fleur sauvage.

Après s'être convaincu qu'il y avait en réalité des assiettes sur la table, Schaunard s'informa de ce qu'on allait manger. Il poussa même la curiosité jusqu'à soulever le couvercle des casseroles ou cuisait le dîner. La présence d'un homard lui causa une vive impression.

Quant à Colline, il avait tiré Rodolphe à part pour lui demander des nouvelles de son article philosophique.

– Mon cher, il est à l'imprimerie. Le Castor paraît jeudi prochain.

Nous renonçons à peindre la joie du philosophe.

– Messieurs, dit Rodolphe à ses amis, je vous demande pardon si je suis resté si longtemps sans vous donner de mes nouvelles, mais j'étais dans ma lune de miel. Et il raconta l'histoire de son mariage avec cette charmante créature qui lui avait apporté en dot ses dix-huit ans et six mois, deux tasses en porcelaine et un chat rouge qui s'appelait Mimi comme elle.

– Allons, messieurs, dit Rodolphe, nous allons pendre la crémaillère de mon ménage. Je vous préviens, au reste, que nous allons faire un repas de bourgeois; les truffes seront remplacées par la plus franche cordialité.

En effet, cette aimable déesse ne cessa point de régner parmi les convives, qui trouvaient cependant que ce repas, soi-disant frugal, ne manquait pas d'une certaine tournure. Rodolphe, en effet, s'était mis en frais. Colline faisait remarquer qu'on changeait d'assiettes, et déclara à haute voix que Mademoiselle Mimi était digne de l'écharpe azurée dont on décore les impératrices du fourneau, phrase qui était complétement sanscrite pour la jeune fille, et que Rodolphe traduisait en lui disant: «qu'elle ferait un excellent cordon bleu.»

L'entrée en scène du homard causa une admiration générale. Sous le prétexte qu'il avait étudié l'histoire naturelle, Schaunard demanda à le partager lui-même; il profita même de la circonstance pour casser un couteau et pour s'adjuger la plus grosse part, ce qui excita l'indignation générale. Mais Schaunard n'avait point d'amour-propre, en matière de homard surtout; et comme il en restait encore une portion, il eut l'audace de la mettre de côté, disant qu'elle lui servirait de modèle pour un tableau de nature morte qu'il avait en train.

L'indulgente amitié eut l'air de croire à ce mensonge, fils d'une gourmandise immodérée.

Quant à Colline, il réservait ses sympathies pour le dessert, et s'obstina même cruellement à ne point échanger sa part de gâteau au rhum contre une entrée à l'orangerie de Versailles que lui proposait Schaunard.