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En ce moment, la conversation commença à s'animer. Aux trois bouteilles de cachet rouge succédèrent trois bouteilles de cachet vert, au milieu desquelles on vit bientôt apparaître un flacon qu'à son goulot surmonté d'un casque argenté on reconnut pour faire partie du régiment de Royal-Champenois, un champagne de fantaisie récolté dans les vignobles de Saint-Ouen, et vendu à Paris deux francs la bouteille, pour cause de liquidation, à ce que prétendait le marchand.

Mais ce n'est pas le pays qui fait le vin, et nos bohèmes acceptèrent comme de l'aï authentique la liqueur qu'on leur servit dans des verres ad hoc; et malgré le peu de vivacité que le bouchon mit à s'évader de sa prison, ils s'extasièrent sur l'excellence du crû en voyant la quantité de mousse. Schaunard employa ce qui lui restait de sang-froid à se tromper de verre et à prendre celui de Colline, lequel trempait gravement son biscuit dans le moutardier, en expliquant à Mademoiselle Mimi l'article philosophique qui devait paraître dans le Castor; puis tout à coup il devint pâle et demanda la permission d'aller à la fenêtre pour voir le soleil couchant, bien qu'il fût dix heures du soir et que le soleil fût couché et endormi depuis longtemps.

– C'est bien malheureux que le champagne ne soit pas frappé, dit Schaunard en essayant encore de substituer son verre vide au verre plein de son voisin, tentative qui n'eut point de succès.

– Madame, disait à Mimi Colline, qui avait cessé de prendre l'air, on frappe le champagne avec la glace, la glace est formée par la condensation de l'eau, aqua en latin. L'eau gèle à deux degrés, et il y a quatre saisons, l'été, l'automne et l'hiver; c'est ce qui a causé la retraite de Russie; Rodolphe, donne-moi un hémistiche de champagne.

– Qu'est-ce qu'il dit donc, ton ami? demanda Mimi, qui ne comprenait pas, à Rodolphe.

– C'est un mot, répondit celui-ci; Colline veut dire un demi-verre.

Tout à coup Colline frappa brusquement sur l'épaule de Rodolphe, et lui dit d'une voix embarrassée qui semblait mettre des syllabes en pâte:

– C'est demain jeudi, n'est-ce pas?

– Non, répondit Rodolphe, c'est demain dimanche.

– Non, jeudi.

– Non, encore une fois, c'est demain dimanche.

– Ah! Dimanche, fit Colline en dodelinant de la tête, plus souvent, c'est demain jeu… di…

Et il s'endormit en allant mouler sa figure dans le fromage à la crème qui était sur son assiette.

– Qu'est-ce qu'il chante donc avec son jeudi? fit Marcel.

– Ah! J'y suis maintenant, dit Rodolphe qui commençait à comprendre l'insistance du philosophe, tourmenté par son idée fixe; c'est à cause de son article du Castor… tenez, il en rêve tout haut.

– Bon! dit Schaunard, il n'aura pas de café, n'est-ce pas, madame?

– À propos, dit Rodolphe, sers-nous donc le café, Mimi.

Celle-ci allait se lever, quand Colline, qui avait retrouvé un peu de sang-froid, la retint par la taille et lui dit confidentiellement à l'oreille:

– Madame, le café est originaire de l'Arabie, où il fut découvert par une chèvre. L'usage en passa en Europe. Voltaire en prenait soixante-douze tasses par jour. Moi, je l'aime sans sucre, mais je le prends très-chaud.

– Dieu! Comme ce monsieur est savant! Pensait Mimi en apportant le café et les pipes.

Cependant l'heure s'avançait; minuit avait sonné depuis longtemps, et Rodolphe essaya de faire comprendre à ses convives qu'il était temps de se retirer. Marcel, qui avait conservé toute sa raison, se leva pour partir.

Mais Schaunard s'aperçut qu'il y avait encore de l'eau-de-vie dans une bouteille, et déclara qu'il ne serait pas minuit tant qu'il resterait quelque chose dans le flacon. Pour Colline, il était à cheval sur sa chaise et murmurait à voix basse:

– Lundi, mardi, mercredi, jeudi.

– Ah çà! disait Rodolphe très-embarrassé, je ne peux pourtant pas les garder ici cette nuit; autrefois, c'était bien; mais maintenant c'est autre chose, ajouta-t-il en regardant Mimi, dont le regard, doucement allumé, semblait appeler la solitude à deux.

– Comment donc faire? Conseille-moi donc un peu, toi, Marcel. Invente une ficelle pour les éloigner.

– Non, je n'inventerai pas, dit Marcel, mais j'imiterai.

– Je me rappelle une comédie où un valet intelligent trouve le moyen de mettre à la porte de chez son maître trois coquins ivres comme Silène.

– Je me souviens de ça, fit Rodolphe, c'est dans Kean. En effet, la situation est la même.

– Eh bien, dit Marcel, nous allons voir si le théâtre est la nature. Attends un peu, nous commencerons par Schaunard. Eh! Schaunard! s'écria le peintre.

– Hein? Qu'est-ce qu'il y a? répondait celui-ci, qui semblait nager dans le bleu d'une douce ivresse.

– Il y a qu'il n'y a plus rien à boire ici, et que nous avons tous soif.

– Ah! Oui, dit Schaunard, ces bouteilles, c'est si petit.

– Eh bien, reprit Marcel, Rodolphe a décidé qu'on passerait la nuit ici; mais il faut aller chercher quelque chose avant que les boutiques soient fermées…

– Mon épicier demeure au coin de la rue, dit Rodolphe. Schaunard, tu devrais y aller. Tu prendras deux bouteilles de rhum de ma part.

– Oh! Oui, oh! Oui, oh! Oui, dit Schaunard en se trompant de paletot et prenant celui de Colline, qui faisait des losanges sur la nappe avec son couteau.

– Et d'un! dit Marcel quand Schaunard fut parti. Passons maintenant à Colline, celui-là sera dur. Ah! Une idée. Eh! Eh! Colline, fit-il en heurtant violemment le philosophe.

– Quoi?… quoi?… quoi?…

– Schaunard vient de partir et a pris par erreur ton paletot noisette.

Colline regarda autour de lui et aperçut en effet, à la place ou était son vêtement, le petit habit à carreaux de Schaunard. Une idée soudaine lui traversa l'esprit et l'emplit d'inquiétude. Colline, selon son habitude, avait bouquiné dans la journée, et il avait acheté, pour quinze sous, une grammaire finlandaise et un petit roman de M. Nisard, intitulé: le Convoi de la Laitière. À ces deux acquisitions étaient joints sept ou huit volumes de haute philosophie, qu'il avait toujours sur lui, afin d'avoir un arsenal où puiser des arguments en cas de discussion philosophique. L'idée de savoir cette bibliothèque entre les mains de Schaunard lui donna une sueur froide.

– Le malheureux! s'écria Colline, pourquoi a-t-il pris mon paletot?

– C'est par erreur.

– Mais mes livres… il peut en faire un mauvais usage.

– N'aie point peur, il ne les lira pas, dit Rodolphe.

– Oui, mais je le connais, moi; il est capable d'allumer sa pipe avec.

– Si tu es inquiet, tu peux le rattraper, dit Rodolphe, il vient de sortir à l'instant; si tu trouveras à la porte.

– Certainement que je le rattraperai, répondit Colline en se couvrant de son chapeau, dont les bords sont si larges, qu'on pourrait facilement servir dessus un thé pour dix personnes.

– Et de deux, dit Marcel à Rodolphe; te voilà libre, je m'en vais, et je recommanderai au portier de ne point ouvrir si on frappe.

– Bonne nuit, fit Rodolphe, et merci.

Comme il venait de reconduire son ami, Rodolphe entendit dans l'escalier un miaulement prolongé, auquel son chat écarlate répondit par un autre miaulement, en essayant avec subtilité une évasion par la porte entre-bâillée.

– Pauvre Roméo! dit Rodolphe, voilà sa Juliette qui l'appelle; allons, va, fit-il en ouvrant sa porte à la bête enamourée qui ne fit qu'un bond de l'escalier jusque entre les pattes de son amante.

Resté seul avec sa maîtresse qui, debout devant un miroir, bouclait ses cheveux dans une charmante attitude provocatrice, Rodolphe s'approcha de Mimi et l'enlaça dans ses bras. Puis, comme un musicien qui, avant de commencer son morceau, frappe un placage d'accords pour s'assurer de la capacité de son instrument, Rodolphe assit la jeune Mimi sur ses genoux et lui appuya sur l'épaule un long et sonore baiser qui imprima une vibration soudaine au corps de la printanière créature.

L'instrument était d'accord.

XIV MADEMOISELLE MIMI

Ô mon ami Rodolphe, qu'est-il donc advenu pour que vous soyez changé ainsi? Dois-je croire les bruits que l'on rapporte, et ce malheur a-t-il pu abattre à ce point votre robuste philosophie? Comment pourrai-je, moi, l'historien ordinaire de votre épopée bohème, si pleine d'éclats de rire, comment pourrai-je raconter sur un ton assez mélancolique la pénible aventure qui met un crêpe à votre constante gaieté, et arrête ainsi tout à coup la sonnerie de vos paradoxes?