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– Messieurs, s'écria Colline, remarquez, je vous prie, la girouette a tourné au sud; nous déjeunerons.

– Je le crois bien, dit Marcel en prenant une pièce d'or, en voici une que nous allons faire cuire, et avec beaucoup de sauce.

On procéda longuement et gravement à la discussion de la carte. Chaque plat fut l'occasion d'une discussion et voté à la majorité. L'omelette soufflée, proposée par Schaunard, fut repoussée avec sollicitude, ainsi que les vins blancs, contre lesquels Marcel s'éleva dans une improvisation qui mit en relief ses connaissances œnophiles.

– Le premier devoir du vin est d'être rouge, s'écria l'artiste; ne me parlez pas de vos vins blancs.

– Cependant, fit Schaunard, le champagne?

– Ah! Bah. Un cidre élégant! Un coco épileptique! Je donnerais toutes les caves d'Épernay et d'Aï pour une futaille bourguignonne. D'ailleurs, nous n'avons pas de grisettes à séduire, ni de vaudeville à faire. Je vote contre le champagne.

Le programme une fois adopté, Schaunard et Colline descendirent chez le restaurant du voisinage, pour commander le repas.

– Si nous faisions du feu! dit Marcel.

– Au fait, dit Rodolphe, nous ne serions pas en contravention: le thermomètre nous y invite depuis longtemps; faisons du feu. La cheminée sera bien étonnée.

Et il courut dans l'escalier et recommanda à Colline de faire monter du bois.

Quelques instants après, Schaunard et Colline remontèrent, suivis d'un charbonnier chargé d'une grosse falourde.

Comme Marcel fouillait dans un tiroir, cherchant quelques papiers inutiles pour allumer son feu, il tomba par hasard sur une lettre dont l'écriture le fit tressaillir et qu'il se mit à lire en se cachant de ses amis.

C'était un billet au crayon, écrit jadis par Musette, au temps où elle demeurait avec Marcel; cette lettre avait jour pour jour un an de date. Elle ne contenait que ces quelques mots.

«Mon cher ami,

Ne sois pas inquiet après moi, je vais rentrer bientôt. Je suis allée me promener un peu pour me réchauffer en marchant, il gèle dans la chambre et le charbonnier a clos la paupière. J'ai cassé les deux derniers bâtons de la chaise, mais ça n'a pas brûlé le temps de faire cuire un œuf. Avec ça le vent entre comme chez lui par le carreau, et me souffle un tas de mauvais conseils qui te feraient du chagrin si je les écoutais. J'aime mieux m'en aller un instant, j'irai voir les magasins du quartier. On dit qu'il y a du velours à dix francs le mètre. C'est incroyable, il faut voir cela. Je serai rentrée pour dîner.

«Musette.»

– Pauvre fille! murmura Marcel en serrant la lettre dans sa poche… Et il resta un instant pensif, la tête entre ses mains.

– À cette époque, il y avait déjà longtemps que les bohèmes étaient en état de veuvage, à l'exception de Colline pourtant, dont l'amante était toujours restée invisible et anonyme.

Phémie elle-même, cette aimable compagne de Schaunard, avait rencontré une âme naïve qui lui avait offert son cœur, un mobilier en acajou, et une bague de ses cheveux, des cheveux rouges. Cependant, quinze jours après les lui avoir donnés, l'amant de Phémie avait voulu lui reprendre son cœur et son mobilier, parce qu'il s'était aperçu, en regardant les mains de sa maîtresse, qu'elle avait une bague en cheveux, mais noire; et il osa la soupçonner de trahison.

Pourtant Phémie n'avait pas cessé d'être vertueuse; seulement, comme plusieurs fois ses amies l'avaient raillée à cause de sa bague en cheveux rouges, elle l'avait fait teindre en noir. Le monsieur fut si content, qu'il acheta une robe de soie à Phémie, c'était la première. Le jour où elle l'étrenna, la pauvre enfant s'écria:

– Maintenant je puis mourir.

Quant à Musette, elle était redevenue un personnage presque officiel, et il y avait trois ou quatre mois que Marcel ne l'avait rencontrée. Pour Mimi, Rodolphe n'en avait plus entendu parler, excepté par lui-même quand il était seul.

– Ah çà, s'écria tout à coup Rodolphe en voyant Marcel accroupi et rêveur au coin de la cheminée, et ce feu, est-ce qu'il ne veut pas prendre?

– Voilà, voilà! dit le peintre en allumant le bois qui se mit à flamber en pétillant.

Pendant que ses amis s'agaçaient l'appétit en faisant les préparatifs du repas, Marcel s'était de nouveau isolé dans un coin, et rangeait, avec quelques souvenirs que lui avait laissés Musette, la lettre qu'il venait de retrouver par hasard. Tout à coup il se rappela l'adresse d'une femme qui était l'amie intime de son ancienne passion.

– Ah! s'écria-t-il assez haut pour être entendu, je sais où la trouver.

– Trouver quoi? fit Rodolphe. Qu'est-ce que tu fais là? ajouta-t-il en voyant l'artiste se disposer à écrire.

– Rien, une lettre très-pressée que j'oubliais. Je suis à vous dans l'instant, répondit Marcel, et il écrivit:

«Ma chère enfant,

J'ai des sommes dans mon secrétaire, c'est une apoplexie de fortune foudroyante. Il y a à la maison un gros déjeuner qui se mitonne, des vins généreux, et nous avons fait du feu, ma chère, comme des bourgeois. Il faut voir ça, ainsi que tu disais autrefois. Viens passer un moment avec nous, tu trouveras là Rodolphe, Colline et Schaunard; tu nous chanteras des chansons au dessert: il y a du dessert. Tandis que nous y sommes, nous allons probablement rester à table une huitaine de jours. N'aie donc pas peur d'arriver trop tard. Il y a si longtemps que je ne t'ai entendue rire! Rodolphe te fera des madrigaux, et nous boirons toutes sortes de choses à nos amours défuntes, quitte à les ressusciter. Entre gens comme nous… le dernier baiser n'est jamais le dernier. Ah! S'il n'avait pas fait si froid l'an passé, tu ne m'aurais peut-être pas quitté. Tu m'as trompé pour un fagot, et parce que tu craignais d'avoir les mains rouges: tu as bien fait, je ne t'en veux pas plus pour cette fois-là que pour les autres; mais viens te chauffer pendant qu'il y a du feu.

Je t'embrasse autant que tu voudras.

«Marcel.»

Cette lettre achevée, Marcel en écrivit une autre à Madame Sidonie, l'amie de Musette, et il la priait de faire parvenir à celle-ci le billet qu'il lui adressait. Puis il descendit chez le portier pour le charger de porter les lettres. Comme il lui payait sa commission d'avance, le portier aperçut une pièce d'or reluire dans les mains du peintre; et, avant de partir pour faire sa course, il monta prévenir le propriétaire, avec qui Marcel était en retard pour ses loyers.

– Mossieu, dit-il tout essoufflé, l'artisse du sixième a de l'argent! Vous savez, ce grand qui me rit au nez quand je lui porte la quittance.

– Oui, dit le propriétaire, celui qui a eu l'audace de m'emprunter de l'argent pour me donner un à-compte. Il a congé.

– Oui, monsieur. Mais il est cousu d'or aujourd'hui, ça m'a brûlé les yeux tout à l'heure. Il donne des fêtes… C'est le bon moment…

– En effet, dit le propriétaire, j'irai moi-même tantôt.

Madame Sidonie, qui se trouvait chez elle quand on lui apporta la lettre de Marcel, envoya sur-le-champ sa femme de chambre remettre la lettre adressée à Mademoiselle Musette.

Celle-ci habitait alors un charmant appartement dans la Chaussée-D 'Antin. Au moment où on lui remit la lettre de Marcel, elle était en compagnie, et avait précisément, pour le même soir, un grand dîner de cérémonie.

– En voilà un miracle! s'écria Musette en riant comme une folle.

– Qu'est-ce qu'il y a donc? Lui demanda un beau jeune homme roide comme une statuette.

– C'est une invitation à dîner, fit la jeune femme. Hein! Comme ça se trouve?

– Ça se trouve mal, dit le jeune homme.

– Pourquoi ça? fit Musette.

– Comment!… penseriez-vous à aller à ce dîner?

– Je le crois bien que j'y pense… Arrangez-vous comme vous voudrez.

– Mais, ma chère, cependant il n'est pas convenable… vous irez une autre fois.

– Ah! C'est joli, ça! Une autre fois! C'est une ancienne connaissance, Marcel, qui m'invite à dîner, et c'est assez extraordinaire pour que j'aille voir ça en face! Une autre fois! Mais c'est rare comme les éclipses, les dîners sérieux dans cette maison-là!

– Comment! Vous nous manquez de parole pour aller voir cette personne, dit le jeune homme, et c'est à moi que vous le dites!…

– À qui voulez-vous que je le dise donc? Au grand turc? ça ne le regarde pas, cet homme.

– Mais c'est une franchise singulière.

– Vous savez bien que je ne fais rien comme les autres, répliqua Musette.