Et, prenant soixante autres francs en écus, il les ajouta aux louis qui étaient sur la table.
– Je vais alors vous donner une quittance du terme à échoir, dit le propriétaire. J'en ai en blanc dans ma poche, ajouta-t-il en tirant son portefeuille. Je vais la remplir et l'antidater. Mais il est charmant, ce locataire, pensa-t-il tout bas en couvant les cent vingt francs des yeux.
– À cette proposition, les trois bohèmes, qui ne comprenaient plus rien à la diplomatie de Marcel, restèrent stupéfaits.
– Mais cette cheminée fume, cela est fort incommode.
– Que ne m'en avez-vous prévenu? J'aurais fait appeler le fumiste, dit le propriétaire qui ne voulait pas être en reste de procédés. Demain, je ferai venir les ouvriers. Et ayant terminé de remplir la seconde quittance, il la joignit à la première, les poussa toutes les deux devant Marcel, et approcha de nouveau sa main de la pile d'argent. Vous ne sauriez croire combien cette somme arrive à point, dit-il. J'ai des mémoires à payer pour réparations à mon immeuble… et j'étais fort embarrassé.
– Je regrette de vous avoir fait un peu attendre, fit Marcel.
– Oh! Je n'étais pas en peine… Messieurs… J'ai l'honneur… Et sa main s'allongeait encore…
– Oh! Oh! Permettez, fit Marcel, nous n'avons pas encore fini. Vous savez le proverbe: quand le vin est tiré…
Et il emplit de nouveau le verre du propriétaire.
– Il faut boire…
– C'est juste, dit celui-ci en se rasseyant par politesse.
Cette fois, à un coup d'œil que leur lança Marcel, les bohèmes comprirent quel était son but.
Cependant le propriétaire commençait à jouer de la prunelle d'une façon extraordinaire. Il se balançait sur sa chaise, tenait des propos grivois, et promettait à Marcel, qui lui demandait des réparations locatives, des embellissements fabuleux.
– En avant la grosse artillerie! dit l'artiste bas à Rodolphe, en lui indiquant une bouteille de rhum.
Après le premier petit verre, le propriétaire chanta une gaudriole qui fit rougir Schaunard.
Après le second petit verre, il raconta ses infortunes conjugales; et, comme son épouse s'appelait Hélène, il se compara à Ménélas.
Après le troisième petit verre, il eut un accès de philosophie, et émit des aphorismes comme ceux-ci:
«La vie est un fleuve.
La fortune ne fait pas le bonheur.
L'homme est éphémère.
Ah! Que l'amour est agréable!»
Et prenant Schaunard pour confident, il lui raconta sa liaison clandestine avec une jeune fille qu'il avait mise dans l'acajou, et qui s'appelait Euphémie. Et il fit un portrait si détaillé de cette jeune personne, aux tendresses naïves, que Schaunard commença à être travaillé par un étrange soupçon, qui devint une certitude lorsque le propriétaire lui montra une lettre qu'il tira de son portefeuille.
– Oh! Ciel! s'écria Schaunard en apercevant la signature. Cruelle fille! tu m'enfonces un poignard dans le cœur.
– Qu'a-t-il donc? s'écrièrent les bohèmes, étonnés de ce langage.
– Voyez, dit Schaunard, cette lettre est de Phémie; voyez ce pâté qui sert de signature. Et il fit circuler la lettre de son ancienne maîtresse; elle commençait par ces mots:
«Mon gros louf-louf!»
– C'est moi qui suis son gros louf-louf, dit le propriétaire en essayant de se lever, sans pouvoir y parvenir.
– Très-bien! fit Marcel qui l'observait, il a jeté l'ancre.
– Phémie! cruelle Phémie! murmurait Schaunard, tu me fais bien de la peine.
– Je lui ai meublé un petit entre-sol, rue Coquenard, numéro 12, dit le propriétaire. C'est joli, joli… ça m'a coûté bien cher… Mais l'amour sincère n'a pas de prix, et puis j'ai vingt mille francs de rente… Elle me demande de l'argent, continua-t-il en reprenant la lettre. Pauvre chérie!… Je lui donnerai celui-là, ça lui fera plaisir… et il allongea la main vers l'argent préparé par Marcel. Tiens, tiens! fit-il avec étonnement en tâtonnement sur la table, où donc est-il?…
L'argent avait disparu.
– Il est impossible qu'un galant homme se prête à d'aussi coupables manœuvres, avait dit Marcel. Ma conscience, la morale, m'interdisent de verser le prix de mes loyers ès mains de ce vieillard débauché. Je ne payerai point mon terme. Mais mon âme restera du moins sans remords. Quelles mœurs! Un homme aussi chauve! Cependant le propriétaire achevait de se couler à fond et tenait tout haut des discours insensés aux bouteilles.
Comme il était absent depuis deux heures, sa femme, inquiète de lui, l'envoya chercher par la servante, qui poussa de grands cris en le voyant.
– Qu'est-ce que vous avez fait à mon maître? demanda-t-elle aux bohèmes.
– Rien, dit Marcel; il est monté tout à l'heure pour réclamer ses loyers; comme nous n'avions pas d'argent à lui donner, nous lui avons demandé du temps.
– Mais il s'est ivrogné, dit la domestique.
– Le plus fort de cette besogne était fait, répondit Rodolphe: quand il est venu ici, il nous a dit qu'il était allé ranger sa cave.
– Et il avait si peu de sang-froid, continua Colline, qu'il voulait nous laisser nos quittances sans argent.
– Vous les donnerez à sa femme, ajouta le peintre en rendant les quittances; nous sommes d'honnêtes gens, et nous ne voulons pas profiter de son état.
– Ô mon Dieu! Qu'est-ce que va dire madame? fit la servante en entraînant le propriétaire, qui ne pouvait plus se tenir sur ses jambes.
– Enfin! s'écria Marcel.
– Il reviendra demain, dit Rodolphe; il a vu de l'argent.
– Quand il reviendra, fit l'artiste, je le menacerai d'instruire son épouse de ses relations avec la jeune Phémie, et il nous donnera du temps.
Quand le propriétaire fut dehors, les quatre amis se remirent à boire et à fumer. Seul, Marcel avait conservé un sentiment de lucidité dans son ivresse. D'instant en instant, au moindre bruit des pas qu'il entendait dans l'escalier, il courait ouvrir la porte. Mais ceux qui montaient s'arrêtaient toujours aux étages inférieurs; alors l'artiste venait lentement se rasseoir au coin de son feu. Minuit sonna, et Musette n'était point venue.
– Au fait, pensa Marcel, peut-être n'était-elle point chez elle quand on lui a porté ma lettre. Elle la trouvera ce soir en rentrant, et elle viendra demain, il y aura encore du feu. Il est impossible qu'elle ne vienne pas. Allons, à demain. Et il s'endormit au coin de l'âtre.
Au moment même où Marcel s'endormait, rêvant d'elle, Mademoiselle Musette sortait de chez son amie, Madame Sidonie, chez qui elle était restée jusque-là. Musette n'était point seule, un jeune homme l'accompagnait, une voiture attendait à la porte, ils y montèrent tous deux; la voiture partit au galop.
La partie de lansquenet continuait chez Madame Sidonie.
– Où donc est Musette? s'écria tout à coup quelqu'un.
– Où donc est le petit Séraphin? dit une autre personne.
Madame Sidonie se mit à rire.
– Ils viennent de se sauver ensemble, dit-elle. Ah! C'est une curieuse histoire. Quelle singulière créature que cette Musette! Figurez-vous…
Et elle raconta à la société comment Musette, après s'être fâchée presque avec le vicomte Maurice, après s'être mise en chemin pour aller chez Marcel, était montée un instant par hasard chez elle, et comment elle y avait rencontré le jeune Séraphin.
– Ah! Je me doutais bien de quelque chose, dit Sidonie en interrompant son récit: je les ai observés toute la soirée: il n'est pas maladroit, ce petit bonhomme. Bref, continua-t-elle, ils sont partis sans dire gare, et bien fin qui les attraperait.
C'est égal, c'est bien drôle, quand on pense que Musette est folle de son Marcel.
– Si elle en est folle, à quoi bon le Séraphin, un enfant presque? Il n'a jamais eu de maîtresse, dit un jeune homme.
– Elle veut lui apprendre à lire, fit le journaliste, qui était fort bête quand il avait perdu.
– C'est égal, reprit Sidonie, puisqu'elle aime Marcel, pourquoi Séraphin? Voilà qui me passe.
– Hélas! Oui, pourquoi?
Pendant cinq jours, et sans sortir de chez eux, les bohèmes menaient la plus joyeuse vie du monde. Ils restaient à table depuis le matin jusqu'au soir. Un admirable désordre régnait dans la chambre, que remplissait une atmosphère pantagruélique. Sur un banc presque entier de coquilles d'huîtres était couchée une armée de bouteilles de divers formats. La table était chargée de débris de toute nature, et une forêt brûlait dans la cheminée.
Le sixième jour, Colline, qui était l'ordonnateur des cérémonies, rédigea, comme il le faisait tous les matins, le menu du déjeuner, du dîner, du goûter et du souper, et le soumit à l'appréciation de ses amis, qui le revêtirent chacun de leur paraphe, en signe d'acquiescement.