Выбрать главу

«Vous pouvez donc, monsieur et propriétaire, disposer des lambris sous lesquels j'ai habité. Je vous en octroie ma permission ici-bas revêtue de mon seing.

«Alexandre Schaunard.»

Lorsqu'il eut achevé cette épître que l'artiste avait écrite dans le bureau d'un de ses amis, employé au ministère de la guerre, M. Bernard la froissa avec indignation; et comme son regard tomba sur le père Durand, qui attendait la gratification promise, il lui demanda brutalement ce qu'il faisait là.

– J'attends, monsieur!

– Quoi?

– Mais la générosité que monsieur… à cause de la bonne nouvelle! Balbutia le portier.

– Sortez. Comment, drôle! Vous restez devant moi la tête couverte!

– Mais, Monsieur…

– Allons, pas de réplique, sortez, ou plutôt, non, attendez-moi. Nous allons monter dans la chambre de ce gredin d'artiste, qui déménage sans me payer.

– Comment, fit le portier, M. Schaunard?…

– Oui, continue le propriétaire, dont la fureur allait comme chez Nicollet. Et s'il a emporté le moindre objet, je vous chasse, entendez-vous? Je vous châââsse.

– Mais c'est impossible, ça, murmura le pauvre portier. M. Schaunard n'est pas déménagé; il est allé chercher de la monnaie pour payer monsieur, et commander la voiture qui doit emporter ses meubles.

– Emporter ses meubles! Exclama M. Bernard; courons, je suis sûr qu'il est en train; il vous a tendu un piége pour vous éloigner de votre loge et faire son coup, imbécile que vous êtes.

– Ah! mon Dieu! Imbécile que je suis! s'écria le père Durand tout tremblant devant la colère olympienne de son supérieur qui l'entraînait dans l'escalier.

Comme ils arrivaient dans la cour, le portier fut apostrophé par le jeune homme au chapeau blanc.

– Ah çà! Concierge, s'écria-t-il, est-ce que je ne vais pas bientôt être mis en possession de mon domicile? Est-ce aujourd'hui le 8 avril? N'est-ce pas ici que j'ai loué, et ne vous ai-je pas donné le denier à Dieu, oui ou non?

– Pardon, monsieur, pardon, dit le propriétaire, je suis à vous. Durand, ajouta-t-il en se tournant vers son portier, je vais répondre moi-même à Monsieur. Courez là-haut, ce gredin de Schaunard est sans doute rentré pour faire ses paquets; vous l'enfermerez si vous le surprenez, et vous redescendrez pour aller chercher la garde.

Le père Durand disparut dans l'escalier.

– Pardon, monsieur, dit en s'inclinant le propriétaire au jeune homme avec qui il était resté seul, à qui ai-je l'avantage de parler?

– Monsieur, je suis votre nouveau locataire; j'ai loué une chambre dans cette maison au sixième, et je commence à m'impatienter que ce logement ne soit pas vacant.

– Vous me voyez désolé, monsieur, répliqua M. Bernard, une difficulté s'élève entre moi et un de mes locataires, celui que vous devez remplacer.

– Monsieur, monsieur! s'écria d'une fenêtre située au dernier étage de la maison, le père Durand; M. Schaunard n'y est pas… mais sa chambre y est… Imbécile que je suis, je veux dire qu'il n'a rien emporté, pas un cheveu, monsieur.

– C'est bien, descendez, répondit M. Bernard. Mon Dieu reprit-il en s'adressant au jeune homme, un peu de patience, je vous prie. Mon portier va descendre à la cave les objets qui garnissent la chambre de mon locataire insolvable, et dans une demi-heure vous pourrez en prendre possession; d'ailleurs vos meubles ne sont pas encore arrivés.

– Pardon, monsieur, répondit tranquillement le jeune homme.

M. Bernard regarda autour de lui et n'aperçut que les grands paravents qui avaient déjà inquiété son portier.

– Comment! Pardon… comment… murmura-t-il, mais je ne vois rien.

– Voilà, répondit le jeune homme en déployant les feuilles du chassis et en offrant à la vue du propriétaire ébahi un magnifique intérieur de palais avec colonnes de jaspe, bas-reliefs, et tableaux de grands maîtres.

– Mais vos meubles? demanda M. Bernard.

– Les voici, répondit le jeune homme en indiquant le mobilier somptueux qui se trouvait peint dans le palais qu'il venait d'acheter à l'hôtel Bullion, où il faisait partie d'une vente de décorations d'un théâtre de société…

– Monsieur, reprit le propriétaire, j'aime à croire que vous avez des meubles plus sérieux que ceux-ci…

– Comment, du boule tout pur!

– Vous comprenez qu'il me faut des garanties pour mes loyers.

– Fichtre! Un palais ne vous suffit pas pour répondre du loyer d'une mansarde?

– Non, monsieur, je veux des meubles, des vrais meubles en acajou!

– Hélas, monsieur, ni l'or ni l'acajou ne nous rendent heureux, a dit un ancien. Et puis, moi, je ne peux pas le souffrir, c'est un bois trop bête, tout le monde en a.

– Mais enfin, monsieur, vous avez bien un mobilier, quel qu'il soit?

– Non, ça prend trop de place dans les appartements, dès qu'on a des chaises on ne sait plus où s'asseoir.

– Mais cependant vous avez un lit! Sur quoi reposez-vous?

– Je me repose sur la Providence, monsieur!

– Pardon, encore une question, dit M. Bernard, votre profession, s'il vous plaît.

En ce moment même le commissionnaire du jeune homme, arrivant de son second voyage, entrait dans la cour. Parmi les objets dont étaient chargés ses crochets, on remarquait un chevalet.

– Ah! Monsieur, s'écria le père Durand avec terreur; et il montrait le chevalet au propriétaire. C'est un peintre!

– Un artiste, j'en étais sûr! Exclama à son tour M. Bernard, et les cheveux de sa perruque se dressèrent d'effroi; un peintre!!! Mais vous n'avez donc pas pris d'information sur monsieur? reprit-il en s'adressant au portier. Vous ne saviez donc pas ce qu'il faisait?

– Dame, répondit le pauvre homme, il m'avait donné cinque francs de dernier à Dieu; est-ce que je pouvais me douter…

– Quand vous aurez fini, demanda à son tour le jeune homme.

– Monsieur, reprit M. Bernard en chaussant ses lunettes d'aplomb sur son nez, puisque vous n'avez pas de meubles, vous ne pouvez pas emménager. La loi autorise à refuser un locataire qui n'apporte pas de garantie.

– Et ma parole, donc? fit l'artiste avec dignité.

– Ça ne vaut pas des meubles… vous pouvez chercher un logement ailleurs. Durand va vous rendre votre denier à Dieu.

– Hein? fit le portier avec stupeur, je l'ai mis à la caisse d'épargne.

– Mais, monsieur, reprit le jeune homme, je ne puis pas trouver un autre logement à la minute. Donnez-moi au moins l'hospitalité pour un jour.

– Allez loger à l'hôtel, répondit M. Bernard. À propos, ajouta-t-il vivement en faisant une réflexion subite, si vous le voulez, je vous louerai en garni la chambre que vous deviez occuper, et où se trouvent les meubles de mon locataire insolvable. Seulement vous savez que dans ce genre de location le loyer se paye d'avance.

Il s'agirait de savoir ce que vous allez me demander pour ce bouge? dit l'artiste forcé d'en passer par là.

– Mais le logement est très-convenable, le loyer sera de vingt-cinq francs par mois, en faveur des circonstances. On paye d'avance.

– Vous l'avez déjà dit; cette phrase-là ne mérite pas les honneurs du bis, fit le jeune homme en fouillant dans sa poche. Avez-vous la monnaie de cinq cents francs?

– Hein? demanda le propriétaire stupéfait, vous dites?…

– Eh bien, la moitié de mille, quoi! Est-ce que vous n'en avez jamais vu? ajouta l'artiste en faisant passer le billet devant les yeux du propriétaire et du portier, qui, à cette vue, parurent perdre l'équilibre.

Je vais vous faire rendre, reprit M. Bernard respectueusement: ce ne sera que vingt francs à prendre, puisque Durand vous rendra le denier à Dieu.

– Je le lui laisse, dit l'artiste, à la condition qu'il viendra tous les matins me dire le jour et la date du mois, le quartier de la lune, le temps qu'il fera et la forme du gouvernement sous laquelle nous vivrons.