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Cependant Rodolphe ne tarda pas à s'apercevoir qu'il ne tenait plus guère qu'à lui d'amener une conclusion à ce petit roman; et c'est alors qu'il avait imaginé de copier dans Shakspeare la mise en scène des amours de Roméo et Juliette. Sa future maîtresse avait trouvé l'idée amusante et consentit à se mettre de moitié dans la plaisanterie.

C'était le soir même où ce rendez-vous était fixé que Rodolphe rencontra le philosophe Colline, comme il venait d'acheter cette échelle de soie en corde qui devait lui servir à escalader le balcon de Juliette. Le marchand d'oiseaux auquel il s'était adressé n'ayant point de rossignol, Rodolphe y substitua un pigeon, qui, lui assura-t-on, chantait tous les matins, au lever de l'aube.

Rentré chez lui, le poëte fit cette réflexion qu'une ascension sur une échelle de corde n'était point chose facile, et qu'il était bon de faire une petite répétition de la scène du balcon, s'il ne voulait pas, outre les chances d'une chute, courir le risque de se montrer ridicule et maladroit aux yeux de celle qui allait l'attendre. Ayant attaché son échelle à deux clous, solidement enfoncés dans le plafond, Rodolphe employa les deux heures qui lui restaient à faire de la gymnastique; et, après un nombre infini de tentatives, il parvint tant bien que mal à pouvoir franchir une dizaine d'échelons.

– Allons, c'est bien, se dit-il, je suis maintenant sûr de mon affaire, et d'ailleurs, si je restais en chemin l'amour me donnerait des ailes.

Et, chargé de son échelle et de sa cage à pigeon, il se rendit chez Juliette qui habitait dans son voisinage. Sa chambre était située au fond d'un petit jardin et possédait bien, en effet, une espèce de balcon. Mais cette chambre était au rez-de-chaussée, et ce balcon pouvait s'enjamber le plus facilement du monde.

Aussi Rodolphe fut-il tout atterré lorsqu'il s'aperçut de cette disposition locale qui mettait à néant son poétique projet d'escalade.

– C'est égal, dit-il à Juliette, nous pourrons toujours exécuter l'épisode du balcon. Voilà un oiseau qui nous éveillera demain par sa voix mélodieuse, et nous avertira du moment précis où nous devrons nous séparer l'un de l'autre avec désespoir. Et Rodolphe accrocha la cage dans un angle de la chambre.

Le lendemain, à cinq heures du matin, le pigeon fut parfaitement exact, et remplit la chambre d'un roucoulement prolongé qui aurait réveillé les deux amants s'ils avaient dormi.

– Eh bien, dit Juliette, voilà le moment d'aller sur le balcon et de nous faire des adieux désespérés; qu'en penses-tu?

– Le pigeon avance, dit Rodolphe; nous sommes en novembre, le soleil ne se lève qu'à midi.

– C'est égal, dit Juliette, je me lève, moi.

– Tiens! Pourquoi faire?

– J'ai l'estomac creux, et je ne te cacherai pas que je mangerais bien un peu.

– C'est extraordinaire l'accord qui règne dans nos sympathies, j'ai également une faim atroce, dit Rodolphe en se levant aussi et en s'habillant en toute hâte.

Juliette avait déjà allumé du feu, et cherchait dans son buffet si elle ne trouverait rien; Rodolphe l'aidait dans ses recherches.

– Tiens, dit-il, des oignons!

– Et du lard, dit Juliette.

– Et du beurre.

– Et du pain.

– Hélas! C'était tout!

Pendant ces recherches, le pigeon optimiste et insoucieux chantait sur son perchoir.

Roméo regarda Juliette, Juliette regarda Roméo; tous deux regardèrent le pigeon.

Ils ne s'en dirent pas davantage. Le sort du pigeon-pendule était fixé; il en aurait appelé en cassation que c'eût été peines perdues, la faim est une si cruelle conseillère.

Rodolphe avait allumé du charbon, et faisait revenir du lard dans le beurre frémissant; il avait l'air grave et solennel.

Juliette épluchait des oignons dans une attitude mélancolique.

Le pigeon chantait toujours, c'était sa Romance du saule.

À ces lamentations se joignit la chanson du beurre dans la casserole.

Cinq minutes après, le beurre chantait encore; mais, pareil aux templiers, le pigeon ne chantait plus.

Roméo et Juliette avaient accommodé leur pendule à la crapaudine.

– Il avait une jolie voix, disait Juliette et se mettant à table.

– Il était bien tendre, fit Roméo en découpant son réveille-matin parfaitement rissolé.

Et les deux amants se regardèrent et se surprirent ayant chacun une larme dans les yeux.

…Hypocrites, c'étaient les oignons qui les faisaient pleurer!

XXII ÉPILOGUE DES AMOURS DE RODOLPHE ET DE MADEMOISELLE MIMI

I

Pendant les premiers jours de sa rupture définitive avec Mademoiselle Mimi, qui l'avait quitté, comme on se rappelle, pour monter dans les carrosses du vicomte Paul, le poëte Rodolphe avait cherché à s'étourdir en prenant une autre maîtresse.

Celle-là même qui était blonde, et pour laquelle nous l'avons vu s'habiller en Roméo dans un jour de folie et de paradoxe. Mais cette liaison, qui n'était chez lui qu'une affaire de dépit, et chez l'autre qu'une affaire de caprice, ne pouvait pas avoir une longue durée. Cette jeune fille n'était, après tout, qu'une folle personne, vocalisant dans la perfection le solfége de la rouerie; spirituelle assez pour remarquer l'esprit des autres et s'en servir à l'occasion, et n'ayant de cœur que pour y avoir mal, quand elle avait trop mangé. Avec tout cela, un amour-propre effréné et une coquetterie féroce qui l'eût poussé à préférer une jambe cassée à son amant plutôt qu'un volant de moins à sa robe ou un ruban fané à son chapeau. Beauté contestable, créature ordinaire, dotée nativement de tous les mauvais instincts, et cependant séductrice par certains côtés et à certaines heures. Elle ne tarda pas à s'apercevoir que Rodolphe l'avait prise uniquement pour l'aider à lui faire oublier l'absente, qu'elle lui faisait regretter au contraire, car jamais son ancienne amie n'avait été si bruyante et si vivante dans son cœur.

Un jour, Juliette, la nouvelle maîtresse de Rodolphe, causait de son amant le poëte avec un élève en médecine qui lui faisait la cour; l'étudiant lui répondit:

– Ma chère enfant, ce garçon-là se sert de vous comme on se sert du nitrate pour cautériser les plaies, il veut se cautériser le cœur; aussi vous avez bien tort de vous faire du mauvais sang et de lui être fidèle.

– Ah! ah! s'écria la jeune fille en éclatant de rire, est-ce que vous croyez bonnement que je me gêne? Et le soir même elle donna à l'étudiant la preuve du contraire.

Grâce à l'indiscrétion d'un de ces amis officieux qui ne sauraient garder inédite la nouvelle susceptible de vous causer un chagrin, Rodolphe eut vent de l'affaire et s'en fit un prétexte pour rompre avec sa maîtresse par intérim.

Il s'enferma alors dans une solitude absolue, où toutes les chauves-souris de l'ennui ne tardèrent pas à venir faire leur nid, et il appela le travail à son secours, mais ce fut en vain. Chaque soir, après avoir sué autant de gouttes d'eau qu'il avait usé de gouttes d'encre, il écrivait une vingtaine de lignes dans lesquelles une vieille idée plus fatiguée que le juif errant, et mal vêtue de haillons empruntés aux friperies littéraires, dansait lourdement sur la corde roide du paradoxe. En relisant ces lignes, Rodolphe demeurait consterné comme un homme qui voit pousser des orties dans la plate-bande où il a cru semer des roses. Il déchirait alors la page où il venait d'égrener ces chapelets de niaiseries, et la foulait aux pieds avec rage.

– Allons, disait-il en se frappant la poitrine à l'endroit du cœur, la corde est cassée, résignons-nous. Et comme depuis longtemps une semblable déception succédait à toutes ses tentatives de travail, il fut pris d'une de ces langueurs découragées qui font trébucher les orgueils les plus robustes et abrutissent les intelligences les plus lucides. Rien n'est plus terrible, en effet, que ces luttes solitaires qui s'engagent quelquefois entre l'artiste obstiné et l'art rebelle, rien n'est plus émouvant que ces emportements alternées d'invocations tour à tour suppliantes et impératives adressées à la muse dédaigneuse ou fugitive.

Les plus violentes angoisses humaines, les plus profondes blessures faites au vif du cœur ne causent pas une souffrance qui approche de celle qu'on éprouve dans ces heures d'impatience et de doute si fréquentes pour tous ceux qui se livrent au périlleux métier de l'imagination.

– À ces violentes crises succédaient de pénibles abattements; Rodolphe restait alors pendant des heures entières comme pétrifié dans une immobilité hébétée. Les coudes appuyés sur sa table, les yeux fixement arrêtés sur l'espace lumineux que le rayon de sa lampe décrivait au milieu de cette feuille de papier, «champ de bataille» où son esprit était vaincu quotidiennement et où sa plume s'était fourbue à poursuivre l'insaisissable idée, il voyait défiler lentement, pareils aux figures des chambres magiques dont on amuse les enfants, de fantastiques tableaux qui déroulaient devant lui le panorama de son passé. C'étaient d'abord les jours laborieux où chaque heure du cadran sonnait l'accomplissement d'un devoir, les nuits studieuses passées en tête-à-tête avec la muse qui venait parer de ses féeries sa pauvreté solitaire et patiente. Et il se rappelait alors avec envie l'orgueilleuse béatitude qui l'enivrait jadis lorsqu'il avait achevé la tâche imposée par sa volonté. «Oh! Rien ne vous vaut, s'écriait-il, rien ne vous égale, voluptueuses fatigues du labeur, qui faites trouver si doux les matelas du far niente. Ni les satisfactions de l'amour-propre, ni celles que procure la fortune, ni les fiévreuses pamoisons étouffées sous les rideaux lourds des alcôves mystérieuses, rien ne vaut et n'égale cette joie honnête et calme, ce légitime contentement de soi-même que le travail donne aux laborieux comme un premier salaire.» Et les yeux toujours fixés sur ces visions qui continuaient à lui retracer les scènes des époques disparues, il remontait les six étages de toutes les mansardes où son existence aventureuse avait campé, et où la muse, son seul amour d'alors, fidèle et persévérante amie, l'avait suivi toujours, faisant bon ménage avec la misère, et n'interrompant jamais sa chanson d'espérance. Mais voici qu'au milieu de cette existence régulière et tranquille apparaissait brusquement la figure d'une femme; et en la voyant entrer dans cette demeure où elle avait été jusque-là reine unique et maîtresse, la muse du poëte se levait tristement et livrait la place à la nouvelle venue en qui elle avait deviné une rivale, Rodolphe hésitait un instant entre la muse à qui son regard semblait dire reste, tandis qu'un geste attractif adressé à l'étrangère lui disait viens. Et comment la repousser, cette créature charmante qui venait à lui, armée de toutes les séductions d'une beauté dans son aube? Bouche mignonne et lèvre rose, parlant un langage naïf et hardi, plein de promesses câlines; comment refuser sa main à cette petite main blanche aux veines bleues, qui s'étendait vers lui toute pleine de caresses? Comment dire va-t'en à ces dix-huit ans fleuris dont la présence embaumait déjà la maison d'un parfum de jeunesse et de gaieté? Et puis, de sa douce voix tendrement émue, elle chantait si bien la cavatine de la tentation! Par ses yeux vifs et brillants, elle disait si bien: je suis l'amour; par ses lèvres où fleurissait le baiser: je suis le plaisir; par toute sa personne enfin: je suis le bonheur, que Rodolphe s'y laissait prendre. Et d'ailleurs cette jeune femme, après tout, n'était-ce pas la poésie vivante et réelle, ne lui avait-il pas dû ses plus fraîches inspirations? Ne l'avait-elle pas souvent initié à des enthousiasmes qui l'emportaient si haut dans l'éther de la rêverie, qu'il perdait de vue les choses de la terre? S'il avait beaucoup souffert à cause d'elle, cette souffrance n'était-elle point l'expiation des joies immenses qu'elle lui avait données? N'était-ce point la vengeance ordinaire de la destinée humaine, qui interdit le bonheur absolu comme une impiété? Si la loi chrétienne pardonne à ceux qui ont beaucoup aimé, c'est aussi parce qu'ils auront beaucoup souffert, et l'amour terrestre ne devient une passion divine qu'à la condition de se purifier dans les larmes. De même qu'on s'enivre à respirer l'odeur des roses fanées, de même Rodolphe s'enivrait encore en revivant par le souvenir de cette vie d'autrefois, où chaque jour amenait une élégie nouvelle, un drame terrible, une comédie grotesque. Il repassait par toutes les phases de son étrange amour pour la chère absente, depuis leur lune de miel jusqu'aux orages domestiques qui avaient déterminé leur dernière rupture; il se rappelait le répertoire de toutes les ruses de son ancienne maîtresse, il redisait tous ses mots. Il la voyait tourner autour de lui dans leur petit ménage, fredonnant sa chanson de Ma mie Annette, et accueillant avec la même gaieté insoucieuse les bons et les mauvais jours. Et en fin de compte il arrivait à se dire que la raison avait toujours eu tort en amour. En effet, qu'avait-il gagné à cette rupture? Au temps où il vivait avec Mimi, celle-ci le trompait, il était vrai; mais s'il le savait, c'était sa faute, après tout, et parce qu'il se donnait un mal infini pour l'apprendre, parce qu'il passait son temps à l'affût des preuves, et que lui-même aiguisait les poignards qu'il s'enfonçait dans le cœur. D'ailleurs, Mimi n'était-elle pas assez adroite pour lui démontrer au besoin que c'était lui qui se trompait? Et puis, avec qui lui était-elle infidèle? C'était le plus souvent avec un châle, avec un chapeau, avec des choses et non avec des hommes. Cette tranquillité, ce calme qu'il avait espérés en se séparant de sa maîtresse, les avait-il retrouvés après son départ? Hélas! Non. Il n'y avait de moins qu'elle dans la maison. Autrefois sa douleur pouvait s'épancher, il pouvait s'emporter en injures, en représentations, il pouvait montrer tout ce qu'il souffrait, et exciter la pitié de celle qui causait ses souffrances. Et maintenant sa douleur était solitaire, sa jalousie était devenue de la rage; car autrefois il pouvait du moins, quand il avait des soupçons, empêcher Mimi de sortir, la garder près de lui, dans sa possession; et maintenant, il la rencontrait dans la rue, au bras de son amant nouveau, et il fallait qu'il se détournât pour la laisser passer, heureuse sans doute, et allant au plaisir.