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Aujourd'hui nous ne serions plus excusables; et si nous ne rentrons pas dans la vie commune, ce sera volontairement, car les obstacles contre lesquels nous avons eu à lutter n'existent plus.

– Ah çà! dit Rodolphe, où veux-tu en venir? à quel propos et à quoi bon cette mercuriale?

– Tu me comprends parfaitement, répondit Marcel avec le même accent sérieux; tout à l'heure, ainsi que moi, je t'ai vu envahi par des souvenirs qui te faisaient regretter le temps passé: tu pensais à Mimi comme moi je pensais à Musette; tu aurais voulu, comme moi, avoir ta maîtresse à tes côtés. Eh bien, je dis que nous ne devons plus ni l'un ni l'autre songer à ces créatures; que nous n'avons pas été créés et mis au monde uniquement pour sacrifier notre existence à ces Manons vulgaires, et que le chevalier Desgrieux qui est si beau, si vrai et si poétique, ne se sauve du ridicule que par sa jeunesse et par les illusions qu'il avait su conserver. À vingt ans, il peut suivre sa maîtresse aux îles sans cesser d'être intéressant; mais à vingt-cinq ans il aurait mis Manon à la porte, et il aurait eu raison. Nous avons beau dire, nous sommes vieux, vois-tu, mon cher; nous avons vécu trop et trop vite; notre cœur est fêlé et ne rend plus que des sons faux; on n'est pas impunément pendant trois ans amoureux d'une Musette ou d'une Mimi. Pour moi, c'est bien fini; et, comme je veux divorcer complétement avec son souvenir, je vais actuellement jeter au feu quelques petits objets qu'elle a laissés chez moi dans ses diverses stations, et qui me forcent à songer à elle quand je le retrouve.

Et Marcel, qui s'était levé, alla prendre dans le tiroir d'une commode un petit carton dans lequel se trouvaient les souvenirs de Musette, un bouquet fané, une ceinture, un bout de ruban et quelques lettres.

– Allons, dit-il au poëte, imite-moi, ami Rodolphe.

– Eh bien, soit! s'écria celui-ci en faisant un effort, tu as raison. Moi aussi, je veux en finir avec cette fille aux mains pâles.

Et s'étant levé brusquement, il alla chercher un petit paquet contenant des souvenirs de Mimi, à peu près de la même nature que ceux dont Marcel faisait silencieusement l'inventaire.

– Ça tombe bien, murmura le peintre. Ces biblots vont vous servir à rallumer le feu qui s'éteint.

– En effet, ajouta Rodolphe, il fait ici une température capable de faire éclore des ours blancs.

– Allons, dit Marcel, brûlons en duo. Tiens, voilà la prose de Musette qui flambe comme un feu de punch; elle aimait joliment ça, le punch. Allons, ami Rodolphe, attention!

Et, pendant quelques minutes, ils jetèrent alternativement dans le foyer, qui flambait clair et bruyant, le reliquaire de leur tendresse passée.

– Pauvre Musette, disait tout bas Marcel en regardant la dernière chose qui lui restait dans les mains. C'était un petit bouquet fané, composé de fleurs des champs.

– Pauvre Musette, elle était bien jolie pourtant, et elle m'aimait bien, n'est-ce pas, petit bouquet, son cœur te l'a dit le jour où tes fleurs étaient à sa ceinture? Pauvre petit bouquet, tu as l'air de me demander grâce; eh bien, oui, mais à une condition, c'est que tu ne me parleras plus d'elle, jamais! jamais!

Et, profitant d'un moment où il croyait n'être pas aperçu par Rodolphe, il glissa le bouquet dans sa poitrine.

– Tant pis, c'est plus fort que moi. Je triche, pensa le peintre.

Et comme il jetait un regard furtif sur Rodolphe, il vit le poëte qui, arrivé à la fin de son auto-da-fé, mettait sournoisement dans sa poche, après l'avoir baisé avec tendresse, un petit bonnet de nuit qui avait appartenu à Mimi.

– Allons, murmura Marcel, il est aussi lâche que moi.

Au moment même où Rodolphe allait rentrer dans sa chambre pour se coucher, on frappa deux petits coups à la porte de Marcel.

– Qui diable peut venir à cette heure? dit le peintre en allant ouvrir.

Un cri d'étonnement lui échappa quand il eut ouvert sa porte.

C'était Mimi.

Comme la chambre était très-obscure, Rodolphe ne reconnut pas d'abord sa maîtresse; et, distinguant seulement une femme, il pensa que c'était une des conquêtes de passage de son ami, et par discrétion il se disposa à se retirer.

– Je vous dérange, dit Mimi, qui était restée sur le seuil de la porte.

– À cette voix, Rodolphe tomba sur sa chaise comme foudroyé.

– Bonsoir, lui dit Mimi en s'approchant de lui et en lui serrant la main, qu'il se laissa prendre machinalement.

– Qui diable vous amène ici, demanda Marcel, et à cette heure?

– J'ai bien froid, reprit Mimi en frissonnant; j'ai vu de la lumière chez vous en passant dans la rue, et, quoiqu'il soit bien tard, je suis montée. Et elle tremblait toujours; sa voix avait des sonorités cristallines qui entraient dans le cœur de Rodolphe comme un glas funèbre et l'emplissaient d'une lugubre épouvante et la regarda plus attentivement à la dérobée. Ce n'était plus Mimi, c'était son spectre. Marcel la fit asseoir au coin de la cheminée. Mimi sourit en voyant la belle flamme qui dansait joyeusement dans le foyer.

– C'est bien bon, dit-elle en approchant de l'âtre ses pauvres mains violettes. À propos, Monsieur Marcel, vous ne savez pas pourquoi je suis venue chez vous?

– Ma foi non, répondit celui-ci.

– Eh bien, reprit Mimi, je venais tout simplement vous demander si vous ne pouviez pas me faire avoir une chambre dans votre maison. On vient de me renvoyer de mon hôtel garni, parce que je dois deux quinzaines, et je ne sais pas où aller.

– Diable! fit Marcel en hochant la tête, nous ne sommes pas en bonne odeur chez notre hôtelier, et notre recommandation serait déplorable, ma pauvre enfant.

– Comment donc faire alors? dit Mimi, c'est que je ne sais pas où aller.

– Ah çà! demanda Marcel, vous n'êtes donc plus vicomtesse?

– Ah! mon Dieu, non, plus du tout.

– Mais depuis quand?

– Depuis deux mois déjà.

– Vous avez donc fait des misères au jeune vicomte?

– Non, dit-elle en jetant un regard à la dérobée sur Rodolphe, qui s'était mis dans l'angle le plus obscur de la chambre, le vicomte m'a fait une scène à cause des vers qu'on a composés sur moi. Nous nous sommes disputés, et je l'ai envoyé promener; c'est un fier cancre, allez.

– Cependant, dit Marcel, il vous avait joliment bien nippée, à ce que j'ai vu le jour où je vous ai rencontrée.

– Eh bien! fit Mimi, figurez-vous qu'il m'a tout repris quand je suis partie, et j'ai appris qu'il avait mis mes effets en loterie dans une mauvaise table d'hôte, où il m'emmenait dîner. Il est pourtant riche ce garçon, et avec toute sa fortune il est avare comme une bûche économique, et bête comme une oie; il ne voulait pas que je boive du vin pur, et me faisait faire maigre les vendredis. Croiriez-vous qu'il voulait que je misse des bas de laine noire, sous le prétexte que c'était moins salissant que les blancs! On n'a pas idée de sa; enfin, il m'a joliment ennuyée, allez. Je puis bien dire que j'ai fait mon purgatoire avec lui.

– Et sait-il quelle est votre position? demanda Marcel.

– Je ne l'ai pas revu ni ne veux pas le voir, répliqua Mimi, il me donne le mal de mer quand je pense à lui; j'aimerais mieux mourir de faim que de lui demander un sou.

– Mais, continua Marcel, depuis que vous l'avez quitté, vous n'êtes pas restée seule.

– Ah! s'écria Mimi avec vivacité, je vous assure que si, Monsieur Marceclass="underline" j'ai travaillé pour vivre; seulement, comme l'état de fleuriste n'allait pas très-bien, j'en ai pris un autre: je pose pour les peintres. Si vous avez de l'ouvrage à me donner… ajouta-t-elle gaiement.

Et, ayant remarqué un mouvement échappé à Rodolphe qu'elle ne quittait pas des yeux tout en parlant à son ami, Mimi reprit:

– Ah! mais, je ne pose que pour la tête et pour les mains. J'ai beaucoup d'ouvrage, et on me doit de l'argent dans deux ou trois endroits; j'en recevrai dans deux jours, c'est d'ici là seulement que je voudrais trouver où loger. Quand j'aurai de l'argent, je retournerai dans mon hôtel. Tiens, dit-elle en regardant la table, où se trouvaient encore les préparatifs du modeste festin auquel les deux amis avaient à peine touché, vous allez souper?