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– Je l'ai remis à sa place, dit-il en indiquant Rodolphe, qui était retourné s'asseoir à la même table où se trouvaient Schaunard et Colline.

– Quelle buse! dit celui-ci aux deux jeunes gens en leur désignant l'employé.

– Il a une bonne tête, avec ses paupières en capote de cabriolet et ses yeux en boule de loto, fit Schaunard en tirant un brûle-gueule merveilleusement culotté.

– Parbleu! Monsieur, dit Rodolphe, vous avez là une bien jolie pipe.

– Oh! J'en ai une plus belle pour aller dans le monde, reprit négligemment Schaunard. Passez-moi donc du tabac, Colline.

– Tiens! s'écria le philosophe, je n'en ai plus.

– Permettez-moi de vous en offrir, dit Rodolphe, en tirant de sa poche un paquet de tabac qu'il déposa sur la table.

À cette gracieuseté, Colline crut devoir répondre par l'offre d'une tournée de quelque chose.

Rodolphe accepta. La conversation tomba sur la littérature. Rodolphe, interrogé sur sa profession déjà trahie par son habit, confessa ses rapports avec les muses, et fit venir une seconde tournée. Comme le garçon allait remporter la bouteille, Schaunard le pria de vouloir bien l'oublier. Il avait entendu résonner dans l'une des poches de Colline le duo argentin de deux pièces de cinq francs. Rodolphe eut bientôt atteint le niveau d'expansion où se trouvaient les deux amis et leur fit à son tour ses confidences.

Ils auraient sans doute passé la nuit au café, si on n'était venu les prier de se retirer. Ils n'avaient point fait dix pas dans la rue, et ils avaient mis un quart d'heure pour les faire, qu'ils furent surpris par une pluie torrentielle. Colline et Rodolphe demeuraient aux deux extrémités opposées de Paris, l'un dans l'île-Saint-Louis, et l'autre à Montmartre.

Schaunard, qui avait complétement oublié qu'il était sans domicile, leur offrit l'hospitalité.

– Venez chez moi, dit-il, je loge ici près; nous passerons la nuit à causer littérature et beaux-arts.

– Tu feras de la musique, et Rodolphe nous dira de ses vers, dit Colline.

– Ma foi, oui, ajouta Schaunard, il faut rire, nous n'avons qu'un temps à vivre.

Arrivé devant sa maison que Schaunard eut quelque difficulté à reconnaître, il s'assit un instant sur une borne en attendant Rodolphe et Colline qui étaient entrés chez un marchand de vin encore ouvert, pour y prendre les premiers éléments d'un souper. Quand ils furent de retour, Schaunard frappa plusieurs fois à la porte, car il se souvenait vaguement que le portier avait l'habitude de le faire attendre. La porte s'ouvrit enfin, et le père Durand, plongé dans les douceurs du premier sommeil, et ne se rappelant pas que Schaunard n'était plus son locataire, ne se dérangea aucunement quand celui-ci lui eut crié son nom par le vasistas.

Quand ils furent arrivés tous trois en haut de l'escalier, dont l'ascension avait été aussi longue que difficile, Schaunard, qui marchait en avant, jeta un cri d'étonnement en trouvant la clef sur la porte de sa chambre.

– Qu'est-ce qu'il y a? demanda Rodolphe.

– Je n'y comprends rien, murmura-t-il, je trouve sur ma porte la clef que j'avais emportée ce matin. Ah! Nous allons bien voir. Je l'avais mise dans ma poche. Eh! parbleu! la voilà encore! s'écria-t-il en montrant une clef.

– C'est de la magie!

– De la fantasmagorie, dit Colline.

– De la fantaisie, ajouta Rodolphe.

– Mais, reprit Schaunard, dont la voix accusait un commencement de terreur, entendez-vous?

– Quoi?

– Quoi?

– Mon piano, qui joue tout seul, ut, la mi ré do, la si sol ré. gredin de , va! Il sera toujours faux.

– Mais ce n'est pas chez vous, sans doute, lui dit Rodolphe, qui ajouta bas à l'oreille de Colline sur qui il appuya lourdement, il est gris.

– Je le crois. D'abord, ce n'est pas un piano, c'est une flûte.

– Mais, vous aussi, vous êtes gris, mon cher, répondit le poëte au philosophe, qui s'était assis sur le carré. C'est un violon.

– Un vio… Peuh! Dis donc, Schaunard, bredouilla Colline en tirant son ami par les jambes, elle est bonne, celle-là! Voilà monsieur qui prétend que c'est un vio…

– Sacrebleu! s'écria Schaunard au comble de l'épouvante mon piano joue toujours; c'est de la magie!

– De la fantasma… gorie, hurla Colline en laissant tomber une des bouteilles qu'il tenait à la main.

– De la fantaisie, glapit à son tour Rodolphe.

Au milieu de ce charivari, la porte de la chambre s'ouvrit subitement, et l'on vit paraître sur le seuil un personnage qui tenait à la main un flambeau à trois branches où brûlait de la bougie rose.

– Que désirez-vous, messieurs? demanda-t-il en saluant courtoisement les trois amis.

– Ah! Ciel, qu'ai-je fait! Je me suis trompé; ce n'est pas ici chez moi, fit Schaunard.

– Monsieur, ajoutèrent ensemble Colline et Rodolphe, en s'adressant au personnage qui était venu ouvrir, veuillez excuser notre ami; il est gris jusqu'à la troisième capucine.

Tout à coup un éclair de lucidité traversa l'ivresse de Schaunard; il venait de lire sur sa porte cette ligne écrite avec du blanc d'Espagne:

«Je suis venue trois fois pour chercher mes étrennes.

«Phémie.»

– Mais si, mais si, au fait, je suis chez moi! s'écria-t-il; voilà bien la carte de visite que Phémie est venue me mettre au jour de l'an: c'est bien ma porte.

– Mon Dieu! Monsieur, dit Rodolphe, je suis vraiment confus.

– Croyez, monsieur, ajouta Colline, que de mon côté je collabore activement à la confusion de mon ami.

Le jeune homme ne pouvait s'empêcher de rire.

– Si vous voulez entrer chez moi un instant, répondit-il, sans doute que votre ami, dès qu'il aura vu les lieux, reconnaîtra son erreur.

– Volontiers.

Et le poëte et le philosophe, prenant Schaunard chacun par un bras, l'introduisirent dans la chambre, ou plutôt dans le palais de Marcel, qu'on aura sans doute reconnu.

Schaunard promena vaguement sa vue autour de lui, en murmurant:

– C'est étonnant comme mon séjour est embelli.

– Eh bien! Es-tu convaincu, maintenant? Lui demanda Colline.

Mais Schaunard ayant aperçu le piano, s'en était approché et faisait des gammes.

– Hein!, vous autres, écoutez-moi ça, dit-il en faisant résonner les accords… à la bonne heure! L'animal a reconnu son maître: si la sol, fa mi ré. Ah! Gredin de ! tu seras toujours le même, va! Je disais bien que c'était mon instrument.

– Il insiste, dit Colline à Rodolphe.

– Il insiste, répéta Rodolphe à Marcel.

– Et ça donc, ajouta Schaunard en montrant le jupon semé d'étoiles, qui était jeté sur une chaise, ce n'est pas mon ornement, peut-être! Ah! Et il regardait Marcel sous le nez.

– Et ça, continua-t-il, en détachant du mur le congé par huissier dont il a été parlé plus haut. Et il se mit à lire:

– «En conséquence, M. Schaunard sera tenu de vider les lieux et de les rendre en bon état de réparations locatives, le huit avril avant midi. Et je lui ai signifié le présent acte, dont le coût est de cinq francs.» Ah! Ah! Ce n'est donc pas moi qui suis M. Schaunard, à qui on donne congé par huissier, les honneurs du timbre, dont le coût est de cinq francs? Et ça encore, continua-t-il en reconnaissant ses pantoufles dans les pieds de Marcel, ce ne sont donc pas mes babouches, présent d'une main chère? à votre tour, monsieur, dit-il à Marcel, expliquez votre présence dans mes lares.

– Messieurs, répondit Marcel en s'adressant particulièrement à Colline et à Rodolphe, monsieur, et il désignait Schaunard, monsieur est chez lui, je le confesse.

– Ah! exclama Schaunard, c'est heureux.

– Mais, continua Marcel, moi aussi, je suis chez moi.

– Cependant, monsieur, interrompit Rodolphe, si notre ami reconnaît…

– Oui, continua Colline, si notre ami…

– Et si de votre côté vous vous souvenez que… ajouta Rodolphe, comment se fait-il…

– Oui, reprit Colline, écho, comment il se fait!…

– Veuillez vous asseoir, messieurs, répliqua Marcel, je vais vous expliquer le mystère.

– Si nous arrosions l'explication? Hasarda Colline.

– En cassant une croûte, ajouta Rodolphe.

Les quatre jeunes gens se mirent à table et donnèrent l'assaut à un morceau de veau froid que leur avait cédé le marchand de vin.

Marcel expliqua alors ce qui s'était passé le matin entre lui et le propriétaire, quand il était venu pour emménager.

– Alors, dit Rodolphe, monsieur a parfaitement raison, nous sommes chez lui.