Nicephoros, l’empereur d’Occident, considéra le soulèvement hispanique comme une révolte locale mineure et il y a de grandes chances que le Basileus Léo XI à Constantinopolis n’en ait même jamais été informé. Mais très peu de temps après, la province voisine de Lusitania se rallia à la cause des rebelles, suivie par la Britannie et la Gaule ; petit à petit les provinces d’Occident finirent par se détacher de ce gouvernement romain incompétent jusqu’au jour où Flavius Romulus entra dans la capitale, occupa le palais royal et dépêcha des troupes dans le sud du pays pour arrêter Nicephoros et l’envoyer en exil en Égypte. En 2198, l’Empire d’Orient était lui aussi tombé. Léo XI se lança dans son triste pèlerinage qui l’amena de Constantinopolis à Ravenne pour y signer un traité reconnaissant non seulement Flavius Romulus comme empereur d’Occident mais aussi comme monarque des territoires d’Orient.
Flavius régna pendant trente ans. Non content d’avoir réunifié l’Empire, il se distingua par un second exploit extraordinaire, un voyage autour de l’Afrique qui le mena jusqu’en Inde, peut-être même dans les terres inconnues au-delà. Il fut le premier des empereurs maritimes, brillant exemple pour cet autre extraordinaire voyageur que fut Trajan VII, deux générations plus tard.
Nous autres Romains, avions auparavant déjà entrepris des voyages jusqu’en Extrême-Orient, en Perse et même en Inde dès l’époque du premier Augustus. Et à l’époque où régnait l’Empire d’Orient, les Byzantins avaient souvent navigué le long des côtes africaines pour faire commerce avec les royaumes noirs de ce continent, ce qui avait poussé quelques-uns des plus aventureux empereurs d’Occident à envoyer leurs propres expéditions faire le tour de l’Afrique jusqu’en Arabie et, à l’occasion, jusqu’en Inde. Mais il ne s’agissait là que d’aventures ponctuelles. Flavius Romulus souhaitait établir des relations commerciales durables avec l’Asie. Il entraîna au cours de ce grand voyage des milliers de Romains jusqu’en Inde, en suivant les routes africaines, pour y fonder des colonies marchandes ; nous avons dès lors maintenu de constantes relations commerciales avec les habitants à la peau sombre de ces terres lointaines. Mais il alla encore plus loin ; lui ou l’un de ses capitaines – l’histoire n’est pas claire à ce sujet – continua sa route au-delà de l’Inde jusqu’aux royaumes encore plus reculés de Kithai et Cipangu où vivent les peuples à peau jaune. C’est ainsi que débutèrent les relations commerciales qui devaient nous apporter la soie et l’encens, les joyaux et les épices, le jade et l’ivoire de ces pays mystérieux, leur rhubarbe et leurs émeraudes, les rubis et le poivre, les saphirs, la cannelle, les teintures et les parfums.
L’ambition de Flavius Romulus n’avait aucune limite. Il rêvait aussi de nouveaux voyages vers l’ouest et les deux continents de Nova Roma, de l’autre côté du Grand Océan. Des centaines d’années avant son temps, l’imprudent empereur Saturninus avait fait une malheureuse tentative pour conquérir le Mexique et le Pérou, les deux grands empires du Nouveau Monde, engloutissant une véritable fortune pour subir finalement une cuisante défaite. L’échec de cette entreprise nous avait tellement affaiblis, militairement et économiquement, que ce fut un jeu d’enfant pour les Grecs que de prendre le contrôle de l’Empire d’Occident en moins d’un demi-siècle. Flavius savait, à la suite de ce malheureux précédent, qu’il était impossible de conquérir ces féroces nations du Nouveau Monde, mais il espérait néanmoins établir des liens commerciaux avec elles et s’y appliqua vaillamment dès les premières années de son règne.
Son successeur – puisqu’il survécut à tous ses fils – fut un autre Hispanique de Tarraco, Gaius Julius Flavillus, un homme de descendance plus noble que Flavius et dont la fortune familiale avait sans doute appuyé la révolte menée par ce dernier. Gaius Flavillus fut un homme énergique et un empereur admirable mais son règne, entre les deux figures imposantes qu’étaient Flavius Romulus et Trajan Draco, donna l’impression qu’il s’inscrivait plus dans la continuité que dans l’innovation. Durant son règne, de 2238 à 2253, il poursuivit la politique maritime de ses prédécesseurs, privilégiant toutefois davantage les voyages vers le Nouveau Monde que ceux vers l’Afrique et l’Asie, tout en œuvrant pour créer une meilleure unité entre la moitié latine et la moitié grecque de l’Empire, aspect que Flavius Romulus avait eu tendance à négliger.
C’est durant le règne de Gaius Flavillus que Trajan Draco prit de l’importance. Sa première mission militaire semble avoir été en Afrique, où il fut rapidement promu pour acte d’héroïsme après avoir étouffé une révolte à Alexandrie, puis pour avoir nettoyé le désert au sud de Carthage de ses hordes de bandits. Nous ne savons pas vraiment comment l’empereur Gaius a fini par s’intéresser à lui, même si ses origines hispaniques y furent sans doute pour quelque chose. Toujours est-il qu’en 2248, nous le trouvons à la tête de la Garde prétorienne. Il n’avait à l’époque que vingt-cinq ans. Il acquit rapidement le titre de Premier Tribun, suivi de celui de Consul et, en 2252, un an avant sa mort, Gaius adopta officiellement Trajan et en fit son héritier naturel.
Ce fut véritablement la renaissance de Flavius Romulus lorsque, peu de temps après, Trajan Draco prit la succession sous le nom de Trajan VIL à la place du distant patricien qu’était Gaius Flavillus, voilà qu’arrivait sur le trône un autre paysan hispanique, débordant de la même énergie qui avait fait la gloire de Flavius, et le monde entier fut secoué par la puissance de son rire tonitruant.
Trajan fut effectivement un nouveau Flavius, mais d’une tout autre ampleur. Ils étaient tous les deux très grands, mais Trajan était un véritable géant (moi-même, son lointain descendant, je suis plutôt grand). Ses longs cheveux noirs lui tombaient jusqu’au milieu du dos. Il avait les sourcils nobles, un regard d’aigle et l’on pouvait entendre sa voix de la colline du Capitole jusqu’au Janiculum. Il était capable de vider une barrique de vin sans que cela lui fasse le moindre effet. Au cours de ses quatre-vingt-dix ans d’existence, il a eu cinq femmes – pas en même temps, je m’empresse de préciser – et un nombre incalculable de maîtresses. Il donna naissance à vingt descendants légitimes dont le dixième était mon ancêtre – et une telle cohorte de bâtards qu’il n’est pas rare de rencontrer le visage aquilin de Trajan Draco dans n’importe quelle ville du monde.
Il était non seulement un amoureux des femmes mais aussi des arts, la sculpture, la musique et la science en particulier. Certains domaines tels que les mathématiques, l’astronomie et l’ingénierie étaient tombés en désuétude au cours des deux siècles où l’Occident avait dû se plier aux manières douces des Grecs et à leur goût du luxe. Trajan fut l’instrument du renouveau. Il reconstruisit l’ancienne capitale de Rome d’un bout à l’autre, l’enrichissant de palais, d’universités et de théâtres comme on n’en avait jamais vu auparavant et, de crainte sans doute que cela ne suffise pas, il poursuivit sa route à l’est vers la province de Pannonie et la petite ville de Venia sur le Danube pour y construire ce qui fut pour lui sa deuxième capitale, avec sa propre université, une pléiade de théâtres, un grand bâtiment pour le sénat et un palais royal devenu l’une des merveilles du monde. D’après lui, Venia, bien que plus sombre et pluvieuse que Rome, était davantage au cœur de l’Empire. Il ne souhaitait pas voir l’Empire se scinder de nouveau en deux royaumes, l’Orient et l’Occident, même si gouverner tout cela représentait une vaste tâche. En choisissant une ville aussi centrale que Venia comme capitale, il pouvait plus facilement tenir à l’œil la Gaule et la Britannie, les terres teutonnes et goths au nord ainsi que le monde grec à l’est, tout en gardant seul les rênes du pouvoir.