Isaac Asimov
Seconde Fondation
PREMIÈRE PARTIE
Bail Channis
I
LE MULET : … C’est après la chute de la Première Fondation que prirent forme les aspects constructifs du régime du Mulet. L’effondrement définitif du premier Empire Galactique consommé, ce fut lui qui, le premier, se présenta devant l’histoire avec un domaine unifié, de proportions véritablement impériales. Le défunt empire commercial de la Fondation déchue se composait de ramifications excentriques, dont la toile était lâchement tissée malgré cette doublure impalpable que constituaient les prédictions de la psychohistoire. Rien de comparable avec cette « Union des Mondes », étroitement soumise à la férule du Mulet, comprenant le dixième du volume de la Galaxie et le quinzième de sa population. Particulièrement durant l’ère de ce qu’on dénomma la Recherche…
Il y aurait bien d’autres choses à dire sur le Mulet et son Empire que ne le fait l’Encyclopédie, mais la plupart s’écartent des préoccupations qu’elle s’est tracées. Le but principal de l’article est d’étudier les conditions économiques qui provoquèrent l’ascension du « Premier Citoyen de l’Union » – titre officiel du Mulet – et les conséquences économiques découlant de cet événement.
Si, à quelque moment, l’auteur de l’article éprouve une légère surprise devant l’extraordinaire rapidité de l’ascension du Mulet, depuis la totale insignifiance jusqu’à la puissance suprême sur de vastes dominions – et cela en l’espace de cinq ans – il n’en laisse rien paraître. Et si le coup d’arrêt soudain donné au mouvement d’expansion, au bénéfice d’une consolidation quinquennale du territoire, lui cause une nouvelle surprise, il se garde de la manifester.
C’est pourquoi, abandonnant l’Encyclopédie, nous poursuivons nos objectifs propres, en suivant le chemin de notre choix, et nous reprenons l’histoire du Grand Interrègne – entre les premier et second Empires Galactiques – à l’issue de ces cinq années de consolidation.
Du point de vue politique, le calme règne dans l’Union. Sur le plan économique, elle est prospère. Rares sont ceux qui se soucieraient d’échanger la paix dont ils jouissent, sous la poigne de fer du Mulet, contre le chaos antérieur. Dans les mondes qui avaient connu la Fondation cinq ans auparavant, traînait peut-être encore un regret nostalgique, mais rien de plus. Les chefs de la Fondation étaient morts là où ils étaient devenus inutiles, et convertis là où ils pouvaient encore servir.
Et parmi ces convertis, le plus utile était Han Pritcher, désormais général.
Aux jours de la Fondation, Han Pritcher était capitaine et membre du réseau clandestin de l’opposition démocratique. Lorsque la Fondation était tombée sans coup férir au pouvoir du Mulet, Pritcher avait combattu le Mulet. C’est-à-dire jusqu’au moment où il fut converti.
Cette conversion ne constituait pas une volte-face ordinaire, imposée par la force ou les impératifs d’une intelligence supérieure. Han Pritcher ne l’ignorait pas. Il avait changé de camp parce que le Mulet était un mutant doué de pouvoirs cérébraux suffisamment puissants pour modeler, à sa convenance, la pâte malléable dont le commun des mortels est composé. Mais ce processus lui donnait entière satisfaction. C’était dans l’ordre des choses. Le contentement de soi qu’apportait la conversion en était le premier symptôme, mais Han Pritcher avait cessé d’éprouver ne fût-ce que de la curiosité pour ce phénomène.
Et à présent qu’il rentrait de la cinquième expédition majeure dans les espaces de la Galaxie extérieurs à l’Union, c’est avec un sentiment bien proche d’une joie sans artifices que ce vétéran de l’espace, cet agent des Services Secrets, envisageait son entrevue imminente avec le « Premier Citoyen ». Son dur visage, qui semblait incapable de sourire, n’en laissait rien paraître – mais les apparences extérieures étaient négligeables. Le Mulet plongeait son regard à travers la carapace superficielle jusqu’aux sentiments les plus intimes, avec la même aisance qu’un individu normal décèle une crispation des sourcils.
Pritcher abandonna son véhicule aérien dans les ex-hangars du vice-roi et pénétra sur le territoire du palais à pied ainsi que l’exigeait l’étiquette. Il parcourut plus d’un kilomètre le long de la grand-route vide et silencieuse. Pritcher savait que, sur des kilomètres carrés, il n’existait pas un seul garde, pas un seul soldat, pas un seul homme armé.
Le Mulet n’avait nul besoin de protection.
Le Mulet était à lui-même son meilleur, son tout-puissant protecteur.
Les pas de Pritcher résonnaient doucement à ses oreilles, lorsque devant lui se dressa le palais resplendissant avec ses murailles incroyablement légères et robustes, et ses arcades aux voûtes d’une audace confinant à l’extravagance, caractéristiques de l’architecture du défunt Empire. Il étendait ses festons au-dessus des terrains nus, au-dessus de la cité populeuse qui limitait l’horizon.
A l’intérieur du palais, se trouvait l’homme unique sur les facultés mentales inhumaines duquel reposaient la nouvelle aristocratie et la structure entière de l’Union.
La porte gigantesque et lisse s’ouvrit majestueusement à l’approche du général, et il fit son entrée. Il prit pied sur la large rampe mécanique qui s’élevait sous ses pas. L’ascenseur l’enleva dans une course rapide et silencieuse. Il se trouva devant la petite porte discrète qui commandait le cabinet particulier du Mulet, dans la plus resplendissante de toutes les tours du palais.
Elle s’ouvrit…
Bail Channis était jeune. Bail Channis n’était pas converti. Ce qui, en langage courant, signifiait que sa personnalité morale n’avait pas été modelée par le Mulet. Elle demeurait telle qu’elle résultait de son hérédité, modifiée par l’influence du milieu. Et cette situation lui donnait également toute satisfaction.
Avant d’avoir atteint la trentaine, il jouissait d’un crédit merveilleux dans la cité. Il était beau garçon, doué d’un esprit vif et prompt à la repartie – et il connaissait par conséquent un grand succès dans la société. Il était intelligent et possédait une grande maîtrise de soi – ce qui lui valait la faveur du Mulet. Cette double réussite lui procurait un parfait contentement.
Et voilà maintenant que, pour la première fois, le Mulet lui accordait une audience personnelle.
Ses jambes le portaient allègrement le long de l’éblouissante chaussée menant aux tours en aluminium spongieux, autrefois résidence du vice-roi de Kalgan qui exerçait le pouvoir du temps des vieux empereurs ; et, plus tard, celle des seigneurs indépendants de Kalgan, qui gouvernaient en leur propre nom ; elles abritaient aujourd’hui le Premier Citoyen de l’Union, qui régnait sur son propre Empire.
Channis fredonnait en sourdine. Il n’éprouvait aucun doute quant au motif de sa convocation. Il s’agissait naturellement de la Seconde Fondation ! Ce croquemitaine omniprésent, à cause duquel le Mulet avait renoncé à sa politique d’expansion illimitée pour se confiner dans une prudence statique. Le terme officiel était « consolidation ».
Maintenant, il y avait des rumeurs – mais peut-on jamais empêcher les rumeurs de circuler ? On disait que le Mulet allait bientôt reprendre l’offensive. Que le Mulet avait découvert le repaire de la Seconde Fondation et ne tarderait pas à lancer l’attaque. Qu’il avait conclu un traité avec la Seconde Fondation et partagé la Galaxie. Qu’il avait décidé que la Seconde Fondation n’existait pas et qu’il allait faire main basse sur la totalité de la Galaxie.