Le fleuve de l’histoire impériale dédaignait les paysans de Rossem. Les astronefs marchands pouvaient apporter sporadiquement des nouvelles ; de nouveaux fugitifs débarquaient à l’occasion – certain jour, un groupe relativement important arriva en corps constitué et demeura sur place – et tous ces gens apportaient habituellement des nouvelles de la Galaxie.
C’est à ces occasions que les Rossemites entendaient parler des grandes batailles, des populations décimées, des empereurs tyranniques et des vice-rois rebelles. Et ils soupiraient en secouant la tête, fermaient étroitement leurs cols de fourrure autour de leurs visages barbus et s’asseyaient sur la place du village, sous les pâles rayons du soleil, pour philosopher à l’aise sur la méchanceté des hommes.
Puis, après un certain temps, les astronefs marchands disparurent et la vie devint plus dure. Les importations de délicates nourritures étrangères, de tabac, de matériel s’arrêtèrent. Quelques bribes de nouvelles recueillies sur les écrans des téléviseurs leur firent pressentir des événements alarmants. On apprit enfin que Trantor avait été mise à sac. La grande métropole de toute la Galaxie, cette splendide, inaccessible et incomparable demeure historique des empereurs avait été dépouillée, ruinée, totalement anéantie.
C’était là un événement inconcevable, et pour bien des paysans de Rossem, grattant péniblement la terre de leurs champs, il semblait que la fin de la Galaxie fût imminente.
Et puis, un jour semblable aux autres, un astronef apparut de nouveau dans le ciel. Les anciens de chaque village hochaient la tête d’un air entendu et soulevaient leurs vieilles paupières en chuchotant qu’il en était ainsi du temps de leurs pères – mais ce n’était pas la vérité. Il s’en fallait.
Ce vaisseau n’était pas un navire impérial. Le sceau de l’Astronef et du Soleil manquait à sa proue. C’était un engin informe, fait de bric et de broc à partir de pièces ayant appartenu à des vaisseaux plus anciens, et ceux qui en débarquèrent se présentèrent comme les soldats de Tazenda.
Les paysans n’y comprenaient rien. Ils n’avaient jamais entendu parler de Tazenda ; ils n’en accueillirent pas moins les soldats avec leur hospitalité traditionnelle. Les nouveaux venus s’enquirent avec précision de la nature de la planète, du nombre de ses habitants, de ses cités – mot que les paysans confondirent avec « village », ce qui ne fut pas sans provoquer des malentendus –, du type de l’économie et ainsi de suite.
D’autres astronefs suivirent et des proclamations firent savoir sur toute la planète que Tazenda avait pris les rênes du pouvoir, qu’une chaîne de stations de collecteurs d’impôts serait établie le long de l’équateur – la région habitée – qu’un pourcentage de grain et de fourrure serait prélevé annuellement selon un certain cœfficient numérique.
Les Rossemites ne savaient trop quel sens attribuer au mot « impôts ». Lorsque vint le moment de la collecte, ils furent nombreux à payer, tandis que d’autres regardaient, éperdus, ces hommes en uniforme venus d’un autre monde charger sur leurs vastes chars terrestres le grain et les fourrures.
Ici et là, des paysans indignés formèrent des bandes et brandirent d’anciennes armes de chasse, mais cette rébellion se termina en déconfiture. En grommelant, ils s’étaient dispersés à l’arrivée des hommes de Tazenda et avaient vu avec désolation leur lutte pour l’existence devenir encore plus âpre.
Mais un nouvel équilibre s’établit. Le gouverneur de Tazenda vivait dans le village de Gentri, où n’avaient pas accès les Rossemites. Comme les officiels sous ses ordres, il n’était pour les autochtones qu’un vague personnage venu de l’extérieur et il n’empiétait que rarement sur leur domaine. Les fermiers-collecteurs, des Rossemites à la solde de Tazenda, se présentaient périodiquement ; mais on avait pris l’habitude de les voir – et le paysan avait appris à cacher son grain, à mener son troupeau dans la forêt et à ne pas afficher dans sa hutte les signes extérieurs d’une trop grande prospérité. Ensuite, il répondait aux interrogatoires indiscrets par un regard stupide et en montrant du geste ses seules possessions visibles.
Ces tracasseries se firent moins insistantes, les impôts décrurent, comme si Tazenda s’était lassée d’extorquer péniblement des liards à un monde aussi déshérité.
Le commerce se développa et sans doute Tazenda estima-t-elle cet expédient plus profitable. Les gens de Rossem ne recevaient plus les rutilantes créations de l’Empire, mais les machines et la nourriture de Tazenda valaient encore mieux que les produits du cru. Et puis, il y avait les vêtements de femmes. Celles-ci pouvaient désormais abandonner la grossière toile grise tissée à la maison, ce qui était très important.
C’est ainsi qu’une fois de plus, l’Histoire galactique s’écoula d’une manière relativement paisible, et les paysans continuaient à extraire chichement leur subsistance d’un sol ingrat.
Narovi souffla dans sa barbe en sortant de sa hutte. Les premières neiges commençaient à couvrir le sol gelé, et le ciel bas était d’une couleur uniformément rose terni. Il explora consciencieusement la nue et décida que le temps n’était pas à l’orage. Il pouvait se rendre à Gentri sans grand risque, pour échanger ses excédents de grain contre des aliments en conserve qui lui dureraient tout l’hiver.
Il rugit à travers la porte qu’il venait d’entrebâiller pour la circonstance : « A-t-on garni le véhicule de combustible, Yunker ? »
Une voix cria de l’intérieur, puis apparut le fils aîné de Narovi, avec sa courte barbe rouge qui ne parvenait pas encore à masquer la minceur adolescente de son visage. « Le véhicule, dit-il d’un ton maussade, est garni de combustible et fonctionne bien, mais les axes sont en mauvais état. Mais je ne suis pas à blâmer. Ne vous ai-je pas dit qu’il fallait faire appel à un spécialiste ? »
Le vieil homme fit un pas en arrière et examina son fils sous ses sourcils baissés ; puis il projeta en avant son menton velu : « Et alors, est-ce ma faute ? Comment aurais-je pu m’offrir les services d’un spécialiste ? La récolte n’a-t-elle pas été plus que maigre depuis cinq ans ? Mes troupeaux n’ont-ils pas été décimés par la peste ? Est-ce que les peaux n’ont pas…
— Narovi. » La voix bien connue qui venait de l’intérieur coupa court à ses lamentations.
« Bon, bon, il faut à présent que ta mère vienne mettre le nez entre un père et son fils. Fais sortir la voiture et assure-toi que les remorques sont solidement arrimées. »
Il frappa l’une contre l’autre ses mains gantées et leva de nouveau les yeux vers le ciel. Les nuages rougeâtres s’assemblaient et le ciel gris qui apparaissait dans leurs interstices n’apportait pas de chaleur. Le soleil était caché.
Il allait détourner les yeux lorsqu’un objet attira sa vue. Son doigt se leva machinalement, tandis que sa bouche s’ouvrait largement pour pousser un cri, sans se préoccuper le moins du monde de l’air glacé.
« Femme ! cria-t-il vigoureusement. Vieille femme, viens ici ! »
Une tête indignée apparut à une fenêtre. Les yeux de la femme suivirent la direction indiquée par son doigt, sa bouche s’ouvrit à son tour. Avec un cri, elle se précipita au bas de l’escalier de bois, saisissant au passage un vieux châle et un carré de toile. Elle apparut bientôt, le carré de toile bien serré sur sa tête et ses oreilles, le châle sur les épaules.