« C’est un astronef qui vient de l’espace extérieur ! souffla-t-elle.
— Je le vois bien ! dit Narovi avec impatience. Nous avons des visiteurs, vieille femme, des visiteurs ! »
Le vaisseau s’approchait lentement, s’apprêtant à se poser sur le champ gelé, dans la partie nord de la ferme de Narovi.
« Mais qu’allons-nous faire ? gémit la femme. Pouvons-nous offrir l’hospitalité à ces gens ? Se contenteront-ils du sol de terre battue de notre cabane et des miettes de la galette de maïs de la semaine dernière ?
— Préfères-tu qu’ils aillent chez nos voisins ? » Le teint de Narovi, congestionné par le froid, s’empourpra encore et ses bras, couverts d’une maigre fourrure, saisirent l’épaule musculeuse de la femme. « Femme de mon cœur, murmura-t-il, tu feras descendre au rez-de-chaussée les deux chaises de notre chambre. Tu veilleras à ce qu’un jeune animal bien gras soit immolé et rôti avec des tubercules ; tu prépareras un nouveau gâteau de mais. A présent, je vais saluer et accueillir ces hommes puissants qui viennent de l’espace… et… et… » Il s’interrompit, inclina sur le côté son vaste bonnet et se gratta la tête d’un air perplexe. « Oui, je vais emporter ma cruche d’eau-de-vie de grain. Il est agréable de boire une bonne rasade. »
Durant ce discours, les lèvres de la femme n’avaient pas cessé de remuer silencieusement. Ce stade une fois passé, sa bouche émit des cris discordants.
Narovi leva un doigt. « Vieille femme, qu’est-ce donc que les Anciens ont dit la semaine passée ? Eh bien ? Fouille ta mémoire. Les Anciens sont allés de ferme en ferme – en personne ! Vois s’ils estimaient la chose importante – pour nous demander de les prévenir immédiatement – ordre du gouverneur – si jamais des astronefs venus de l’espace apparaissaient dans le ciel.
« Ne saisirai-je pas l’occasion de gagner les bonnes grâces des gens au pouvoir ? Examine ce navire. As-tu jamais vu le pareil ? Ces hommes du monde extérieur sont riches, puissants. Le gouverneur en personne n’a pas hésité à lancer des messages urgents à leur sujet et les Anciens sont allés de ferme en ferme malgré la bise. Peut-être a-t-on annoncé sur tout le territoire de Rossem que ces hommes sont hautement désirés par les Seigneurs de Tazenda… et c’est sur ma propre ferme qu’ils se posent ! »
Il trépignait positivement d’anxiété. « Que nous nous acquittions convenablement des lois de l’hospitalité – que mon nom vienne aux oreilles du gouverneur – et rien ne nous sera plus refusé. »
Sa femme fut soudain consciente du froid qui la pénétrait à travers ses légers vêtements d’intérieur. Elle bondit vers la porte en criant par-dessus son épaule : « Ne t’occupe pas de ces gens. »
Mais elle parlait à un homme qui avait déjà pris sa course vers ce fragment d’horizon où l’astronef opérait sa descente.
Ce n’était pas le froid ni les espaces nus et désolés qui préoccupaient le général Han Pritcher. Non plus que l’aspect misérable du pays, ou le paysan trempé de sueur.
Il s’inquiétait plutôt de savoir s’ils avaient agi sagement en se lançant dans cette aventure. Il se trouvait seul sur cette planète en compagnie de Channis.
Dans l’espace, l’astronef pouvait toujours se tirer d’affaire dans les circonstances ordinaires, et pourtant il ne se sentait pas en sécurité. C’était Channis, évidemment, qui était responsable de cette initiative. Il lança un regard de biais vers le jeune homme et le surprit à cligner joyeusement de l’œil dans la direction d’une ouverture ménagée dans la cloison garnie de fourrures, où les yeux fureteurs et la bouche béante d’une vieille femme venaient d’apparaître momentanément.
Channis, du moins, semblait parfaitement à son aise. Pritcher constata le fait avec une satisfaction aigre-douce. Désormais, le jeu ne suivrait plus exactement la voie qu’il avait tracée. D’autre part, leurs émetteurs-récepteurs à ultra-ondes demeuraient le seul lien qui les unissait à l’astronef.
Leur hôte rustique leur prodiguait de vastes sourires tout en hochant la tête à plusieurs reprises. D’une voix pénétrée de respect, il leur dit : « Nobles seigneurs, je prends l’extrême liberté de vous avertir que mon fils aîné – un brave garçon travailleur, auquel ma pauvreté m’interdit de donner l’éducation qu’il mérite – vient de m’informer que les Anciens arriveront bientôt. J’espère que votre séjour sous mon toit aura été aussi agréable que mes humbles moyens – car je suis pauvre, bien qu’honnête et humble fermier, dur au travail, comme chacun pourra vous le dire – me le permettent.
— Les Anciens ? dit Channis d’un ton léger. Ce sont sans doute les dirigeants locaux ?
— C’est bien cela, nobles seigneurs, et tous d’honnêtes et dignes hommes, car notre village est connu sur Rossem pour sa vertu et sa loyauté – bien que la vie soit dure et les produits des champs et de la forêt bien maigres. Peut-être ferez-vous état de la civilité et du respect dont j’ai témoigné à l’égard des voyageurs et, ainsi, il se peut que les Anciens m’accordent un nouveau véhicule à moteur, car le vieux peut à peine se traîner, et nous dépendons de lui pour notre subsistance. »
Il prononçait sa requête avec une pressante humilité et Han Pritcher opinait du chef avec la hautaine condescendance compatible avec le titre de « nobles seigneurs » dont on les gratifiait généreusement.
« Nous ferons compliment aux Anciens de votre hospitalité. »
Pritcher saisit l’occasion d’un moment fortuit de solitude pour glisser un mot à l’oreille d’un Channis apparemment à moitié endormi. « Je n’apprécie pas tellement cette entrevue avec les Anciens, dit-il. Avez-vous une opinion quelconque sur le sujet ? »
Channis parut surpris. « Non. Qu’est-ce qui vous préoccupe ?
— Il semble que nous ayons mieux à faire que d’attirer l’attention sur nous dans ce village. »
Channis lui dit rapidement, d’une voix basse : « Il se peut qu’il devienne nécessaire d’attirer l’attention lors de nos prochaines initiatives. Nous ne trouverons pas le genre d’homme que nous cherchons en plongeant à l’aveuglette notre main dans un sac. Des gens qui dirigent grâce à leur pouvoir psychique n’occupent pas obligatoirement des postes honorifiques. Tout d’abord, les psychologues de la Seconde Fondation ne sont probablement qu’une infime minorité par rapport à l’ensemble de la population, de même que les savants et les techniciens de notre Première Fondation étaient en nombre extrêmement réduit. Les gens ordinaires ne sont rien d’autre probablement, que ce qu’ils paraissent – des gens très ordinaires. Il se peut que les psychologues eux-mêmes se cachent jalousement, et les hommes qui occupent apparemment les postes de direction se croient, en toute sincérité, les véritables maîtres. Il se peut que la solution de notre problème se trouve ici même, sur cette misérable planète gelée.
— Je ne vous suis absolument pas.
— Voyons, ce n’est pas compliqué. Tazenda est probablement un monde immense dont la population s’élève à des millions, voire des centaines de millions d’individus. Comment ferions-nous pour identifier les psychologues dans cette masse et raconter sincèrement au Mulet que nous avons découvert la Seconde Fondation ? Ici, au contraire, sur ce monde minuscule de paysans, sur ces planètes vassales, tous les dirigeants de Tazenda – c’est notre hôte qui le dit – sont concentrés dans le village principal de Gentri. Leur nombre ne doit guère excéder une centaine, Pritcher, et parmi eux, il doit bien se trouver un ou plusieurs hommes de la Seconde Fondation. Nous nous y rendrons éventuellement, mais voyons d’abord les Anciens. Je pense que c’est la première étape d’une progression logique. »