Nul soupir de soulagement ne fut poussé, mais les visages s’éclairèrent. Un Ancien passa ses doigts dans sa barbe, redressa une boucle d’une pression légère et dit : « Nous sommes les fidèles serviteurs des Seigneurs de Tazenda. »
La contrariété que Pritcher avait éprouvée en écoutant Channis formuler sa demande avec aussi peu de diplomatie s’était atténuée. Il était évident, du moins, que les effets de l’âge, dont il avait ressenti depuis peu les premières atteintes, ne lui avaient pas retiré la faculté de réparer les bourdes commises par les autres.
« Dans notre lointaine région de l’univers, continua-t-il, nous ne sommes pas très versés dans l’histoire des anciens Seigneurs de Tazenda. Je suppose que leur règne a été pacifique et s’est poursuivi pendant de longues années. »
L’Ancien qui était déjà intervenu répondit. Assumant le rôle de porte-parole, il s’exprimait d’une voix basse et monocorde.
« Même le grand-père du plus âgé d’entre nous n’a nulle souvenance d’une époque d’où les Seigneurs fussent absents, dit-il.
— Ce fut une ère de paix ?
— Ce fut une ère de paix. » Il marqua une certaine hésitation. « Le gouverneur est un fort et puissant Seigneur qui n’hésiterait pas à punir les traîtres. Naturellement, il n’y a pas de traîtres parmi nous.
— J’imagine que, dans le passé, certains ont expié leurs fautes comme ils le méritaient. »
Nouvelle hésitation. « Il ne s’est jamais trouvé de traîtres dans nos rangs, ni chez nos pères ni chez les pères de nos pères. Mais il n’en a pas été de même dans d’autres mondes, et une mort prompte a sanctionné la faute des coupables. Il ne convient pas que nous nous mêlions de ces choses, car nous sommes d’humbles gens, de pauvres fermiers qui ne font pas de politique. »
Sa voix trahissait une anxiété certaine, et l’inquiétude assombrissait les yeux de tous.
« Pourriez-vous nous dire la marche à suivre pour obtenir une audience de votre gouverneur ? » demanda Pritcher d’une voix douce.
C’est à ce moment que se produisit l’imprévisible.
Après un long moment de silence, l’Ancien lui dit : « Comment… vous ne le saviez pas ? Le gouverneur sera ici dès demain. Il attendait votre visite. Vous nous avez fait un très grand honneur. Nous… espérons ardemment que vous témoignerez auprès de lui de notre loyauté à son égard. »
Le sourire de Pritcher se crispa imperceptiblement. « Il nous attendait ? »
L’Ancien promena un regard étonné sur ses compagnons. « Mais… il y a déjà une semaine que nous étions prévenus de votre arrivée. »
Le logement qui leur fut attribué était relativement luxueux, si l’on considérait le niveau économique de la planète. Pritcher avait connu bien pis. Quant à Channis, il ne montrait qu’indifférence pour les contingences extérieures.
Mais un élément de dissension inédit venait de surgir entre les deux hommes. Pritcher sentait venir le moment d’une décision irréversible, tout en souhaitant une temporisation supplémentaire. Une entrevue immédiate avec le gouverneur accroîtrait dangereusement les risques de la partie engagée. Par contre, en cas de victoire, les profits pourraient s’en trouver multipliés. Il se sentit envahi d’une bouffée de colère en considérant Channis, dont les sourcils s’étaient légèrement rapprochés et dont la lèvre inférieure se contractait sur les incisives en une moue délicate. Il avait horreur de ces inutiles comédies dont il attendait l’issue avec impatience.
« Il semble que notre venue ait été prévue.
— Oui, dit simplement Channis.
— C’est là tout ce que vous trouvez à dire ? Vous n’avez pas d’autre commentaire plus judicieux à nous proposer ? Nous débarquons ici, et on nous informe que le gouverneur nous attend. Sans doute apprendrons-nous de sa bouche que tout le royaume de Tazenda était averti de notre arrivée imminente. Dans ce cas, je ne vois pas très bien quelle pourrait être la valeur de notre mission. »
Channis leva les yeux, sans faire le moindre effort pour dissimuler la lassitude de sa voix.
« Etre averti de notre arrivée est une chose, connaître notre identité et les raisons de notre visite en est une autre.
— Et vous croyez pouvoir les cacher aux hommes de la Seconde Fondation ?
— Peut-être. Pourquoi pas ? Seriez-vous déjà prêt à jeter le manche après la cognée ? Supposons que notre astronef ait été détecté en cours de route. Est-il tellement extraordinaire qu’une puissance entretienne des postes d’observation dans l’espace ? Ne serions-nous que des étrangers ordinaires que nous présenterions néanmoins un intérêt.
— Un intérêt à ce point évident que le gouverneur en personne se dérange pour venir nous accueillir ? »
Channis haussa les épaules : « Nous aurons tout le temps de nous occuper de ce problème plus tard. Pour l’instant, voyons à quoi ressemble ce gouverneur. »
Pritcher découvrit ses dents dans un rictus amer. La situation devenait ridicule.
Channis poursuivit avec une animation artificielle : « Nous savons au moins une chose. Tazenda est la Seconde Fondation, sinon il faudrait conclure que des millions d’indices nous indiquent unanimement la mauvaise voie. Comment interprétez-vous cette terreur évidente que les autochtones ressentent à l’égard de Tazenda ? Or, on n’aperçoit aucun signe apparent de domination politique. Leurs groupes d’Anciens se réunissent librement, autant qu’on en puisse juger, et sans intervention extérieure d’aucune sorte. Les taxes qui leur sont imposées ne semblent pas exagérées et la collecte s’effectue sans grande rigueur. Les gens parlent beaucoup de leur pauvreté, mais ont le physique de gens robustes et bien nourris. Leurs habitations sont sommaires et leurs villages rudimentaires, mais ils sont évidemment conçus en fonction du climat. En fait, ce monde me fascine. Je n’en ai jamais vu de plus rebutant, néanmoins je suis convaincu que la population ne souffre pas et que son existence, exempte de complications, lui apporte un bonheur dont ne jouissent pas les sociétés raffinées de nos pays civilisés.
— Dois-je en conclure que vous êtes un fervent des vertus paysannes ?
— Les étoiles m’en préservent ! » Cette idée semblait amuser fort le jeune Channis. « Il me suffit d’en souligner le caractère significatif. Apparemment, Tazenda est un administrateur efficace – efficace dans un sens différent de celui du vieil Empire ou de la Première Fondation, voire de notre propre Union. Toutes ces puissances ont apporté à leurs sujets un confort mécanique au détriment de valeurs plus intangibles. Tazenda leur apporte le bonheur et pourvoit convenablement à leurs besoins matériels. Ne voyez-vous pas que toute l’orientation de leur domination est différente ? Elle s’exerce, non sur un plan physique, mais psychologique.
— Vraiment ? » Pritcher se permettait d’ironiser. « Et que faites-vous de cette terreur que les Anciens manifestent à l’égard des punitions que ces bienveillants administrateurs infligent aux traîtres ? Comment la conciliez-vous avec votre thèse ?
— Ont-ils été l’objet de sanctions ? Ils ne parlent que des châtiments imposés aux autres. On pourrait penser que la notion de punition a été à ce point implantée dans leurs esprits que le châtiment lui-même est devenu inutile. Leur mentalité en est tellement imprégnée qu’il n’existe pas, j’en suis certain, un seul soldat sur toute la planète. Il me semble que cela saute aux yeux, ne le voyez-vous pas ?