Le Mulet avait l’impression qu’il pouvait canaliser le courant, sortir le lac de son lit et lui imprimer une nouvelle direction, assécher un torrent, en déchaîner un autre. Et après ? S’il parvenait à courber la tête bouclée de Channis et à lui inspirer la plus profonde des adorations, aurait-il en rien changé ce masque grotesque qui faisait de lui un oiseau nocturne fuyant la lumière du jour, un reclus au sein d’un Empire qui lui appartenait inconditionnellement ?
Derrière lui, la porte s’ouvrit, et il se retourna. Le mur reprit son opacité, et l’obscurité fit place à la luminescence blanche de l’énergie atomique.
Bail Channis s’assit avec légèreté et dit :
« L’honneur que vous me faites n’est pas entièrement inattendu, Monsieur. »
Le Mulet frictionna de la main sa gibbosité faciale et répondit avec une légère irritation dans la voix :
« Comment cela, jeune homme ?
— Une intuition, je suppose. Sinon, il me faudra avouer que j’ai prêté l’oreille aux rumeurs.
— Aux rumeurs ? A laquelle en particulier, parmi les douzaines de variantes qui circulent, faites-vous allusion ?
— A celles qui prétendent qu’une nouvelle offensive galactique est sous roche. Je nourris l’espoir que cette rumeur contienne une part de vérité et que je sois appelé à y jouer un rôle approprié.
— Dans ce cas, vous croyez sans doute qu’il existe une Seconde Fondation ?
— Pourquoi pas ? Cela rendrait les choses tellement plus intéressantes.
— Vous exprimez là un point de vue personnel ?
— Certainement. C’est le mystère lui-même qui m’intrigue ! Quel meilleur sujet pourrait-on trouver pour émettre des conjectures ? Les éditions spéciales de la presse ne parlent de rien d’autre, depuis quelque temps – ce qui est probablement significatif. L’un des écrivains les plus éminents de Cosmos a rédigé une histoire insolite sur un monde composé de purs esprits – il s’agit bien entendu de la Seconde Fondation – qui auraient développé leur puissance psychique au point de concurrencer toutes les sources d’énergie connues de la science. Ils seraient capables de faire sauter des astronefs à des distances de plusieurs années-lumière, d’expulser les planètes de leurs orbites…
— Intéressant. Mais avez-vous quelques notions sur le sujet ? Etes-vous convaincu de l’existence de ce pouvoir psychique ?
— Par la Galaxie, non ! Croyez-vous que de semblables créatures resteraient confinées dans leur planète ? Non, Monsieur. Je pense que la Seconde Fondation demeure cachée parce qu’elle est plus faible que nous ne pensons.
— Dans ce cas, je puis m’expliquer fort aisément. Que diriez-vous si je vous confiais le commandement d’une mission destinée à repérer la Seconde Fondation ? »
Pendant un instant, Channis se trouva pris de court, comme si les événements se précipitaient à un rythme plus rapide que celui qu’il avait prévu. Sa langue avait apparemment subi une paralysie momentanée et le silence se prolongeait.
« Eh bien ? » dit sèchement le Mulet.
Le front de Channis se creusa de multiples rides parallèles.
« Certainement. Mais quelle direction devrai-je prendre ? Etes-vous en possession de renseignements utiles ?
— Le général Pritcher vous accompagnera…
— Dans ce cas, ce n’est pas moi qui commanderai l’expédition.
— Lorsque j’aurai terminé, vous en jugerez. Ecoutez-moi, vous n’êtes pas originaire de la Fondation. Vous êtes né sur Kalgan, n’est-ce pas ? Oui. Dans ce cas, votre connaissance du Plan Seldon doit être plutôt rudimentaire. Le premier Empire Galactique avait amorcé sa chute ; Hari Seldon et un groupe de psychohistoriens, analysant l’avenir selon des théories mathématiques dont on ne connaît plus l’usage à cette époque dégénérée, établirent deux Fondations, aux extrémités opposées de la Galaxie, de façon à servir de point de départ à un second Empire. Hari Seldon avait compté sur un millier d’années pour accomplir son dessein – qui eût demandé trente mille ans en l’absence des Fondations. Mais il n’avait pas prévu mon intervention, que la psychohistoire était incapable de prédire puisqu’elle ne s’appuie que sur la loi des grands nombres. Vous me suivez ?
— Parfaitement, Monsieur. Mais en quoi cela me concerne-t-il ?
— Vous allez comprendre. J’ai l’intention de créer une Galaxie unie dès à présent – et d’atteindre en trois cents ans l’objectif auquel Seldon avait assigné un délai de mille ans. Une des Fondations – le monde des spécialistes de la physique – est encore florissante sous mon égide. Grâce à la prospérité, à l’ordre qui règnent dans l’Union, les armes atomiques qu’ils ont inventées sont capables de rivaliser avec tout ce qui existe dans la Galaxie – sauf peut-être la Seconde Fondation. C’est pourquoi j’ai besoin de rassembler sur celle-ci le plus de renseignements possible. Le général Pritcher soutient qu’elle n’existe pas. Je sais qu’il se trompe.
— Et comment le savez-vous, Monsieur ? » demanda délicatement Channis.
Du coup la voix du Mulet s’emplit d’indignation.
« Parce que des cerveaux soumis à mon contrôle ont été influencés. Oh ! avec une délicatesse, une subtilité extrêmes, je vous l’accorde ! Mais pas au point que la chose m’échappe. Ces interférences se font de plus en plus fréquentes et affectent des hommes de valeur en des circonstances graves. Vous étonnerez-vous à présent qu’une certaine discrétion m’ait contraint à l’immobilité au cours des dernières années ?
« C’est en cela que réside votre importance. Le général Pritcher est le meilleur des hommes de valeur qui me restent, c’est pourquoi je ne peux plus compter entièrement sur lui. Bien entendu, il ignore ce détail. Mais, vous, vous n’êtes pas converti, et donc pas instantanément identifiable comme étant aux ordres du Mulet. Vous pouvez abuser la Seconde Fondation plus longtemps qu’aucun de mes subordonnés – peut-être le temps suffisant pour atteindre votre objectif. Comprenez-vous ?
— Hum. Oui. Mais veuillez me pardonner, Monsieur, si je vous interroge. De quelle façon vos hommes sont-ils influencés ? Il faudrait que je puisse détecter le changement chez le général Pritcher, le cas échéant. Sont-ils affranchis de la conversion ? Deviennent-ils déloyaux ?
— Non. Je vous ai dit que le changement était subtil. Mais il est aussi plus inquiétant parce que plus difficile à détecter. Parfois, je dois attendre avant d’agir, ne sachant si un homme occupant un poste clé commet des erreurs normales ou bien si son cerveau a été influencé. Leur loyauté demeure intacte, mais ils ont perdu toute initiative, toute ingéniosité. Il me reste un individu parfaitement normal en apparence, mais complètement inutilisable. Six personnes ont subi le même sort au cours de l’année dernière. Six de mes meilleurs sujets. » Un coin de sa bouche se souleva. « Ils commandent actuellement des bases d’entraînement – et je souhaite ardemment que des événements imprévus n’exigent pas d’eux des décisions immédiates.
— Supposez, Monsieur… que la Seconde Fondation ne soit pas en cause. S’il s’agissait d’un autre mutant… comme vous-même ?
— La stratégie est bien trop calculée, la manœuvre s’étend sur une période bien trop longue. Un homme isolé ferait preuve d’une précipitation plus grande. Non, il s’agit bien d’un monde, et c’est vous qui serez mon arme contre lui. »
Les yeux de Channis brillèrent : « J’en suis ravi. »
Mais le Mulet capta la bouffée d’émotion soudaine qui avait saisi le jeune homme. « Oui, vous pensez apparemment que vous remplirez une mission unique qui vous vaudra une récompense unique – que peut-être vous serez amené à me succéder, qui sait ? Vous avez raison. Mais les châtiments, eux aussi, peuvent être uniques dans leur genre. Mes performances psychiques ne se limitent pas seulement à créer de la loyauté. »