Et le petit sourire qui courut sur ses lèvres était plein de férocité. D’horreur, Channis bondit hors de son siège.
L’espace d’un instant, une fugitive fraction de seconde, il avait été étreint d’un chagrin bouleversant, accompagné d’une douleur physique qui avait plongé son esprit dans d’insupportables ténèbres. Puis tout avait disparu. Il ne restait rien, qu’une violente bouffée de colère.
« La colère ne peut rien vous apporter… Oui, vous faites votre possible pour la dissimuler, n’est-ce pas ? dit le Mulet. Je la vois, néanmoins. Alors, souvenez-vous… ce genre d’expérience, je peux le rendre encore plus pénible et plus durable. J’ai tué des hommes par mon pouvoir psychique. Aucune mort n’est plus cruelle. »
Il fit une pause. « C’est tout ! » dit-il.
De nouveau, le Mulet était seul. Il laissa les lumières s’éteindre et le mur, devant lui, reprit sa transparence. Le ciel était noir, et la masse de la Galaxie montait au firmament, étendant ses ramifications à travers les profondeurs veloutées de l’espace.
Tout cet essaim de nébuleuses constituait une masse d’étoiles si nombreuses qu’elles se confondaient les unes avec les autres pour former un nuage de lumière.
Et toutes tomberaient en son pouvoir…
Il ne lui restait plus qu’une seule disposition à prendre ; ensuite il pourrait dormir.
Premier interlude
Le Conseil Exécutif de la Seconde Fondation tenait ses assises. Pour nous, ce ne sont autre chose que des voix. Ni le décor de la réunion ni l’identité des membres présents ne sont essentiels à notre propos.
Nous ne pouvons davantage envisager de reproduire exactement une partie quelconque de la session, d’un point de vue littéral – à moins de sacrifier complètement le minimum d’intelligibilité auquel nous sommes en droit de nous attendre.
Nous avons affaire ici à des psychologues – et pas simplement des psychologues. Disons plutôt des savants, dont la formation est orientée vers la psychologie. C’est-à-dire des hommes dont la conception fondamentale de la philosophie scientifique est dirigée vers une direction entièrement différente de toutes celles que nous connaissons. La « psychologie », telle que la conçoivent des savants nourris d’axiomes déduits des méthodes d’observation de la science physique, ne possède que de très lointains rapports avec la véritable psychologie.
C’est à peu près dans cette mesure que l’on pourrait décrire la couleur à un aveugle – tout en étant soi-même aussi aveugle que son interlocuteur.
Nous voulions en venir à ceci, que les esprits assemblés possédaient une compréhension parfaite du travail intellectuel de chacun des autres, non seulement sur le plan de la théorie générale, mais grâce à l’application spécifique de ces théories, sur des individus particuliers, au cours de longues périodes. Le discours, tel que nous l’entendons, n’avait plus d’utilité. Le plus court fragment de phrase prenait la valeur d’une longue période oratoire. Un geste, un grognement, l’expression la plus fugitive – voire une pause judicieusement calculée – pouvaient fournir les informations les plus substantielles.
Nous prendrons donc la liberté de traduire largement une petite fraction de la conférence, en utilisant les combinaisons de mots nécessaires à l’entendement d’intellects formés, depuis l’enfance, à la pratique de la philosophie scientifique ; dussions-nous, ce faisant, omettre les nuances les plus délicates.
L’une des « voix » prédominait, et cette « voix » appartenait à la personnalité connue sous le simple nom de Premier Orateur.
« Selon toute apparence, disait la « voix », nous avons maintenant définitivement établi quel est le facteur qui a bloqué le Mulet dans son premier élan. Je ne puis dire que ce résultat soit à porter… euh… au crédit des organisateurs de la situation. Apparemment, il a été à deux doigts de nous repérer, grâce à l’énergie psychique artificielle potentialisée de ce qu’ils appellent un « psychologue », dans la Première Fondation. Ce psychologue a été tué au moment précis où il allait communiquer son information au Mulet. Les événements qui ont conduit à cette exécution furent entièrement fortuits, en dépit de tous les calculs effectués au-dessous de la Phase Trois. Je vous cède la parole. »
Le Cinquième Orateur avait été indiqué par une simple inflexion de la voix.
« Il est certain, dit-il avec sévérité, que des erreurs ont été commises. Nous sommes, bien entendu, hautement vulnérables à une attaque en masse, en particulier une attaque menée par un phénomène cérébral tel que le Mulet. Peu de temps après qu’il eut acquis un renom galactique par la conquête de la Première Fondation – une année, pour être exact – il se trouvait sur Trantor. Moins de six mois plus tard, il aurait lancé l’assaut contre nous et le rapport des forces eût été de façon écrasante en notre défaveur – 96,3 plus ou moins 0,05 %, en chiffres exacts. Nous avons consacré un temps considérable à l’analyse des forces qui ont provoqué son arrêt. Nous connaissons, bien entendu, le mobile principal de son action. L’interaction entre son sentiment de frustration, dû à sa difformité physique, et ses pouvoirs psychiques exceptionnels est bien connue de nous. Cependant, c’est seulement par le recours à la Phase Trois que nous avons pu élucider – après coup – une réaction anormale de sa part, en présence d’un autre être humain qui éprouvait une affection honnête à son endroit.
« Puisque cette anomalie dépendait de la présence de cet autre être humain à un moment donné, on peut estimer, dans cette mesure, que les circonstances en ont été entièrement fortuites. Nos agents ont acquis la certitude que c’est une jeune femme qui a tué le psychologue du Mulet – une jeune femme qui inspirait au Mulet une confiance née d’un tendre sentiment et dont, par conséquent, il ne contrôlait pas le cerveau – pour la simple raison qu’il l’aimait.
« Depuis cet événement – pour ceux qui désirent connaître les détails, une étude mathématique du problème a été établie par la bibliothèque centrale – nous avons été sur nos gardes, et nous avons tenu le Mulet en échec par des méthodes peu orthodoxes, qui mettent journellement en danger tout le schéma historique de Seldon. C’est tout. »
Le Premier Orateur garda un instant de silence pour permettre à l’assemblée d’assimiler toute la portée de ces déclarations, puis il dit : « La situation se caractérise donc par une extrême instabilité. Le schéma originel de Seldon étant soumis à une tension proche du point de rupture – et je dois mettre l’accent sur le fait que nous avons commis erreur sur erreur par notre incroyable manque de prévoyance – nous sommes confrontés avec l’éventualité d’un effondrement irréversible du Plan. Le temps nous gagne de vitesse.
« Il ne nous reste, à mon avis, qu’une solution, qui elle-même comporte les plus grands risques :
« Nous devons permettre au Mulet de nous découvrir – d’une certaine manière. »
Suivit d’une autre pause au cours de laquelle il nota les réactions, puis : « Je répète : d’une certaine manière. »
II
L’astronef était pratiquement prêt. Il ne manquait plus rien, sauf la destination. Le Mulet avait suggéré un retour sur Trantor – ce monde qui était la carcasse d’une incomparable métropole galactique, l’ancienne capitale du plus colossal Empire que l’humanité eût jamais connu – le monde mort qui avait été le centre vital de toutes les étoiles.