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Le prince mangea peu, du bout des lèvres, en écoutant la musique. Il riait de temps à autre aux plaisanteries de ses hommes. Il dégusta un sorbet, et ses bagues cliquetèrent contre la coupe de verre. Hawkana apparut près de lui.

— Tout va bien, seigneur ?

— Oui, mon bon Hawkana, tout va bien.

— Vous ne mangez pas autant que vos hommes. La nourriture vous déplaît ?

— Elle est excellente et admirablement préparée, maître Hawkana, mais je n’ai guère d’appétit ces temps-ci.

— Ah ! fit Hawkana d’un air entendu, j’ai ce qu’il vous faut. Seul un homme comme vous peut l’apprécier. Elle a reposé longtemps sur l’étagère spéciale de ma cave. Krishna avait, je ne sais comment, empêché que les années ne la gâtent. Il me l’a donnée il y a longtemps parce que ma maison ne lui avait pas déplu. Je vais la chercher.

Il s’inclina et sortit.

Quand il revint, il portait une bouteille. Le prince en reconnut la forme avant même de voir l’étiquette à son flanc.

— Du bourgogne !

— Mais oui. Amené de Terrath disparue, il y a bien longtemps.

Il en respira le bouquet, sourit, en versa un peu dans un verre en forme de poire qu’il posa devant son hôte.

Le prince leva le verre, respira aussi le bouquet du vieux vin, en but une petite gorgée et ferma les yeux.

Le silence se fit dans la pièce, par respect pour son plaisir.

Il reposa le verre, Hawkana versa encore le jus de la grappe de pinot noir[3] que l’on ne pouvait cultiver dans le sol de ce monde.

Le prince ne toucha pas le verre. Il se tourna vers Hawkana.

— Quel est le plus vieux musicien de la maison ?

— Mankara, fit son hôte en montrant un homme à cheveux blancs qui se reposait dans un coin, près de la desserte.

— Non pas vieux par le corps, mais par les années, dit le prince.

— Oh ! alors c’est Dele, si l’on peut le qualifier de musicien. Il dit qu’il l’a été.

— Dele ?

— Celui qui s’occupe des écuries.

— Ah ! je vois. Envoyez-le chercher.

Hawkana frappa dans ses mains, ordonna au serviteur qui apparut d’aller aux écuries, de rendre présentable le palefrenier et de le faire venir rapidement.

— Inutile de le rendre présentable, amenez-le ici, c’est tout.

Le prince s’adossa à son fauteuil et attendit, les yeux clos.

Quand le palefrenier fut devant lui, il demanda :

— Quelle musique joues-tu, Dele ?

— Celle qui ne plaît plus aux brahmanes, fit le jeune homme.

— Sur quel instrument ?

— Le piano.

— Peux-tu jouer d’un de ces instruments ? fit le prince en montrant ceux posés sur la petite plate-forme près du mur.

— Je pourrais sans doute jouer de la flûte, si nécessaire, fit le jeune homme en les observant.

— Connais-tu quelques valses ?

— Oui.

— Peux-tu jouer le Beau Danube Bleu.

Le jeune homme perdit son air maussade, eut une expression gênée. Il jeta un vif coup d’œil à Hawkana, qui hocha la tête.

— Siddharta est un prince parmi les hommes, il est l’un des Premiers, déclara-t-il.

— Le Danube Bleu sur une flûte ?

— S’il te plaît.

— Je peux essayer, fit le jeune homme en haussant les épaules. Mais il y a si longtemps… soyez indulgent.

Il alla vers la plate-forme, murmura quelque chose au propriétaire de la flûte qu’il choisit. L’homme hocha la tête. Le jeune homme la porta à ses lèvres, souffla quelques notes pour l’essayer, puis se tourna vers le prince. Il commença le frémissant mouvement de la valse. Le prince but son vin tandis qu’il jouait.

Quand il s’arrêta pour reprendre son souffle, le prince lui fit signe de continuer. Il joua tous les airs interdits, et les musiciens professionnels eurent sur leur visage une expression de mépris professionnel. Mais sous la table, bien des pieds battaient la mesure, suivant la lente musique.

Le prince finit son vin. Le soir tombait sur la ville de Mahartha. Il lança au jeune homme une bourse pleine de pièces de monnaie et ne voulut pas voir ses larmes quand il sortit de la pièce. Il se leva, s’étira, étouffa un bâillement de la main.

— Je me retire dans mes appartements, dit-il à ses hommes. En mon absence, ne perdez pas au jeu vos héritages.

Ils rirent, lui souhaitèrent bonne nuit, demandèrent des alcools et des biscuits salés. Il entendit le bruit des dés agités dans leur cornet quand il sortit.

Le prince s’était retiré tôt pour pouvoir se lever avant l’aurore. Il demanda à son serviteur de rester devant sa porte toute la journée du lendemain et d’empêcher quiconque d’entrer, en disant qu’il était souffrant.

Il sortit de l’hôtel, avant même que les premières fleurs ne se fussent ouvertes aux premiers insectes du matin. Seul un vieux perroquet vert le vit s’en aller. Non point vêtu de soie semée de perles, mais en haillons, comme il en avait coutume en ces occasions. Non point précédé par les conques et les tambours, mais marchant en silence dans les rues obscures de la cité. Rues encore désertes, à part un médecin, une prostituée, rentrant d’un rendez-vous tardif. Un chien errant le suivit à travers le quartier commerçant, quand il se dirigea vers le port.

Il s’assit sur une caisse au pied d’un appontement. L’aurore vint balayer l’obscurité du monde. Il regarda les navires bouger avec la marée, voiles carguées, couverts d’un lacis de câbles, la proue sculptée en forme de monstre ou de damoiselle. Chacune de ses visites à Mahartha le ramenait un moment sur le port.

Le parasol rose du matin s’ouvrit au-dessus de la chevelure emmêlée des nuages, une brise fraîche se leva sur les docks. Des charognards lancèrent des cris rauques en volant près des tours aux fenêtres rondes, puis descendirent vers les eaux de la baie.

Il regarda un navire partir vers le large, les voiles comme de hautes tentes s’élevant sur les mâts et se gonflant dans l’air salin. Sur d’autres bateaux à l’ancre, on commençait à voir du mouvement. L’équipage s’apprêtait à charger ou à décharger des cargaisons d’encens, de corail, d’huile, de tissus, de métaux, de bétail, de bois et d’épices. Il sentit les odeurs et les parfums de ces commerces, écouta les jurons des marins, qu’il admirait également, les premiers parce qu’ils annonçaient la richesse, les autres parce qu’ils tiraient leur source de ses deux autres sujets d’intérêt, la théologie et l’anatomie.

Au bout d’un certain temps, il parla avec un capitaine au long cours qui avait surveillé le déchargement de sacs de grain, et se reposait à présent à l’ombre des caisses.

— Bonjour. Que l’orage et les naufrages vous soient épargnés au cours de vos voyages. Que les dieux vous accordent d’entrer sain et sauf au port et d’y bien vendre votre cargaison.

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En Français dans le texte, N.d.T.