L’autre hocha la tête, s’assit sur une caisse et emplit une petite pipe d’argile.
— Merci, l’ancien. Je prie les dieux des temples de mon choix, mais j’accepte les bénédictions de tous. Elles sont toujours utiles, surtout pour un marin.
— Votre voyage fut difficile ?
— Moins qu’il n’eût pu l’être, dit le capitaine. Le Canon de Nirriti, cette montagne marine où le feu couve, lance à nouveau ses boulets vers le ciel.
— Ah ! vous venez du Sud-ouest !
— Oui. D’Ispar-sur-mer, au Chatisthan. Les vents sont favorables en cette saison, mais ils transportent les cendres du Canon bien plus loin qu’on ne le croirait. Cette neige noire est tombée sur nous pendant six jours, et les odeurs du monde souterrain nous ont poursuivis, souillant la nourriture et l’eau, brûlant la gorge et nous faisant pleurer. Nous avons offert des actions de grâces quand nous les avons laissées derrière nous. Voyez comme la coque est sale. Et vous auriez dû voir les voiles – noires comme la chevelure de Ratri !
Le prince se pencha en avant pour mieux examiner le navire.
— Mais les eaux n’étaient pas particulièrement agitées ?
— Nous avons rencontré un yacht de croisière près de l’île du Sel, et il nous a appris que nous avions manqué de six jours la pire éruption du Canon. Il avait brûlé les nuages, et provoqué d’immenses vagues. Deux navires avaient sombré, et peut-être un troisième. Aussi, comme je le disais, fit le marin en s’adossant aux caisses tout en bourrant sa pipe, en mer, on a toujours besoin de bénédictions.
— Je cherche un marin, fit le prince, un capitaine. Il s’appelle Jan Olvegg, ou peut-être le connaît-on aujourd’hui sous le nom d’Olvagga. L’auriez-vous rencontré ?
— Je l’ai connu, mais il y a longtemps qu’il n’a pas navigué.
— Oh ! Qu’est-il devenu ?
Le marin tourna la tête pour mieux observer le prince.
— Qui êtes-vous, pour poser ces questions ? dit-il enfin.
— Je m’appelle Sam. Jan est un très vieil ami.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Il y a bien des années, en un autre lieu, je l’ai connu quand il commandait un navire qui ne voguait point sur ces océans.
Le capitaine se pencha brusquement, ramassa un morceau de bois et le lança au chien qui avait fait le tour d’un pilotis de l’autre côté de la jetée. Il aboya et courut s’abriter dans un entrepôt. C’était le chien qui avait suivi le prince depuis l’hôtel d’Hawkana.
— Prenez garde aux chiens de l’enfer, dit le capitaine. Il y a trois sortes de chiens ; en ce port, chassez-les tous loin de vous. Puis après avoir encore examiné le prince, il ajouta en agitant sa pipe : « Vos mains portaient des bagues il y a peu de temps, on en voit encore la trace. »
— Rien n’échappe à vos yeux, marin, fit Sam, regardant ses mains en souriant. Autant avouer l’évidence, je portais des bagues il y a peu.
— Ainsi, comme les chiens, vous n’êtes point ce que vous paraissez être, et vous demandez des nouvelles d’Olvagga, en utilisant son nom le plus ancien. Vous vous appelez Sam, dites-vous ? Seriez-vous un des Premiers, par hasard ?
Sam ne répondit pas immédiatement, il observa l’autre comme s’il attendait qu’il en dît plus long. Le capitaine le comprit peut-être et reprit :
— Je sais qu’Olvagga était des Premiers, bien qu’il n’en parlât jamais. Si vous êtes vous-mêmes un des Premiers, ou l’un des Maîtres, vous ne l’ignorez pas. Je ne le trahis donc point en parlant. Mais j’aimerais cependant savoir si je parle à un ami ou à un ennemi.
— Jan n’était pas homme à se faire des ennemis, fit Sam, soucieux. Vous parlez comme s’il en avait à présent parmi ceux que vous appelez les Maîtres.
— Vous n’êtes pas un Maître, fit le marin après l’avoir encore dévisagé, et vous venez de loin.
— C’est exact. Mais comment devinez-vous tout cela ?
— D’abord, vous êtes vieux. Un Maître pourrait lui aussi avoir un vieux corps, mais jamais n’en garde un, pas plus qu’il ne reste très longtemps un chien. Sa peur de mourir subitement de la vraie mort, comme les vieux, serait trop grande. Il ne resterait donc pas vieux assez longtemps pour que des traces de bagues s’impriment profondément dans la chair de ses doigts. Les riches ne sont jamais dépouillés de leur corps. Si renaître leur est refusé, ils vivent toute leur longue vie. Les Maîtres craindraient que leurs partisans ne se rebellent, s’ils mouraient autrement que de mort naturelle. On ne peut donc obtenir de cette manière un corps comme le vôtre. Un corps venant des réservoirs n’aurait pas non plus des doigts marqués d’empreintes de bagues. Donc, conclut le capitaine, je vois en vous un homme important, mais pas un Maître. Si vous avez connu Olvagga autrefois, vous êtes comme lui, un des Premiers. À en juger par les renseignements que vous demandez, vous venez de loin. Si vous étiez de Mahartha, vous sauriez ce que sont les Maîtres, et pourquoi Olvagga ne peut plus naviguer.
— Vous semblez connaître Mahartha mieux que moi, et pourtant vous venez d’arriver, marin.
— Je viens d’un pays lointain, comme vous, reconnut le capitaine avec un sourire, mais en douze mois j’ai visité vingt-quatre ports. J’ai appris bien des nouvelles, des bavardages et des contes de tous les pays. J’ai entendu parler d’intrigues de palais, et des affaires du temple. J’ai appris les secrets murmurés la nuit aux filles à la peau dorée sous l’arc de canne à sucre de Kama. J’ai appris les campagnes des Kshatriyas, les transactions des grands marchands de grain, d’épices, de bijoux et de soie. Je bois avec les bardes, les astrologues, les comédiens et les serviteurs, les cochers et les tailleurs. Il m’arrive parfois d’entrer dans un port qui sert de havre aux flibustiers et j’apprends le sort de ceux qu’ils détiennent pour les rançonner. Ne trouvez donc pas étrange que venant de loin, j’en sache davantage sur Mahartha que vous qui habitez peut-être à une semaine d’ici. De temps à autre, j’apprends même ce que font les dieux.
— Pouvez-vous alors me parler des Maîtres et me dire pourquoi on les considère comme des ennemis ?
— Je peux vous en dire quelque chose, car vous ne devriez point vous aventurer dans la ville sans savoir ce qui se passe. Les marchands de corps sont à présent les Maîtres du Karma. Leurs noms sont tenus secrets, comme ceux des dieux, pour qu’ils semblent aussi impersonnels que la Grande Roue, qu’ils prétendent représenter. Ils ne sont plus de simples marchands de corps, ils sont alliés aux temples. Lesquels ont aussi changé. Car vos parents, les Premiers, qui sont à présent des dieux, communiquent avec eux depuis le Ciel. Si vous appartenez en vérité aux Premiers, Sam, votre chemin vous mènera à la déification ou à la mort, quand vous affronterez ces nouveaux Maîtres du Karma.
— Comment ?
— Il vous faudra trouver ces détails ailleurs. Je ne sais comment ces choses se font. Demandez Jannaveg, le voilier de la rue des Tisserands.
— C’est sous ce nom qu’on connaît Jan à présent ?
— Oui. Et méfiez-vous des chiens, et de tout ce qui vit et peut cacher en soi une intelligence.
— Comment vous appelez-vous, capitaine ?
— En ce port, je n’ai pas de nom, sinon un faux. Et je ne vois pas de raison de vous mentir. Bien le bonjour, Sam.
— Au revoir, capitaine et merci.
Sam se leva, laissa le port derrière lui et se dirigea vers le quartier commerçant et les rues des métiers.
Le soleil, disque rouge dans le ciel, montait vers le Pont des Dieux. Le prince marchait dans la ville réveillée, se frayant un chemin entre les échoppes et les éventaires où les artisans exposaient les produits de leurs mains habiles. Des colporteurs passaient à côté de lui, avec leurs onguents, leurs poudres, leurs parfums et leurs huiles. Des fleuristes tendaient des bouquets et des guirlandes aux passants ; et les marchands de vin restaient sans parler à côté de leurs outres, attendant que les clients vinssent à eux comme toujours. La matinée sentait les mets épicés, le musc, la chair, les excréments, les huiles et l’encens mêlés, odeurs qui se répandaient comme un invisible nuage.