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Vêtu lui-même en mendiant, il put sans attirer l’attention, s’arrêter pour parler au bossu qui tendait son bol à aumône.

— Salut, frère. Je fais des courses loin de chez moi. Peux-tu m’indiquer la rue des Tisserands ?

Le bossu fit un signe de tête et agita sa sébile.

Sam sortit une pièce de monnaie de la bourse cachée sous ses guenilles, la posa dans le bol. Elle disparut promptement.

— Par là, fit l’homme en tournant la tête. La troisième rue à gauche. Deux rues plus loin, vous vous trouverez place de la Fontaine devant le temple de Varuna. La rue des Tisserands donne dans cette place, elle est indiquée par le Signe de l’Alène.

Sam fit un signe de tête, tapota la bosse du mendiant et continua son chemin.

Quand il arriva place de la Fontaine, le prince s’arrêta. Plusieurs douzaines de gens faisaient la queue devant le temple de Varuna, la plus sévère et la plus auguste de toutes les divinités. Ils ne s’apprêtaient point à entrer dans le temple, mais semblaient attendre leur tour de se livrer à quelque occupation mystérieuse. Le prince entendit sonner des pièces de monnaie et s’approcha.

Les gens défilaient devant une étincelante machine de métal.

Un homme inséra une pièce de monnaie dans la gueule d’un tigre d’acier. La machine se mit à ronronner. Il poussa des boutons en forme d’animaux et de démons. Les Nâgas, les deux serpents sacrés qui se tordaient sur l’écran transparent de la machine, s’illuminèrent.

Le prince se rapprocha encore.

L’homme abaissa sur le côté de la machine un levier en forme de queue de poisson.

Une sainte lumière bleue éclaira l’intérieur de la machine ; les serpents lancèrent des lueurs rouges, une douce musique se fit entendre, un moulin à prières apparut et se mit à tourner à une allure folle.

L’homme semblait aux anges. Au bout de quelques minutes, la machine se ferma. Il inséra une autre pièce. Les derniers de la file se mirent à grommeler : c’était sa septième pièce, il faisait chaud, d’autres attendaient pour prier, une offrande aussi importante devait être donnée au prêtre dans le temple. Quelqu’un dit que le petit homme avait évidemment bien des fautes à racheter. On fit quelques conjectures sur la nature de ses péchés, le tout accompagné de grands rires.

Voyant que plusieurs mendiants attendaient leur tour dans la file, le prince alla se placer derrière eux.

Tout en avançant, le prince remarqua que certains poussaient les boutons de la machine, d’autres se contentaient d’insérer une petite plaque ronde en métal dans la gueule d’un tigre. Quand la machine s’arrêtait, la plaque tombait dans une coupe où son propriétaire la reprenait. Il décida de se hasarder à poser une question à l’homme devant lui.

— Pourquoi ont-ils des jetons à eux ?

— Parce qu’ils se sont fait inscrire sur la liste.

— Dans le temple ?

— Oui.

— Et les autres n’ont qu’à pousser les boutons ?

— Oui, en épelant leurs nom, métier, et adresse.

— Et si l’on est un étranger, comme moi ?

— Vous ajoutez le nom de votre ville.

— Et si l’on est illettré comme moi ?

— Il vaudrait mieux prier à la manière ancienne, et donner votre offrande directement au prêtre. Ou alors vous faire inscrire sur la liste pour avoir un jeton.

— Je vois, merci, vous avez raison, il faut que j’y réfléchisse.

Il quitta la file et fit le tour de la fontaine, jusqu’à l’endroit où le Signe de l’Alène était suspendu à un pilier. Il entra dans la rue des Tisserands.

Il demanda trois fois où habitait Janagga le voilier. La troisième, ce fut à une femme trapue, aux gros bras, avec une petite moustache, qui tressait un tapis, assise à la turque dans son échoppe, sous la basse avancée du toit de ce qui avait pu être une écurie, à en juger par l’odeur.

Elle lui donna quelques indications en grommelant, après l’avoir examiné des pieds à la tête avec des yeux de velours brun étrangement beaux. Il monta une ruelle en zigzag, descendit un escalier qui longeait le mur d’un immeuble de cinq étages et se terminait devant une porte ouvrant sur un couloir en sous-sol, humide et sombre. Il frappa à la troisième porte à gauche ; elle s’ouvrit au bout d’un moment.

— Oui ? fit l’homme en le dévisageant.

— Puis-je entrer ? Il s’agit d’une affaire assez urgente.

L’homme hésita un moment, puis hocha la tête brusquement et s’effaça pour le laisser passer.

Le prince entra. Une grande toile à voile était étalée sur le sol, devant le tabouret sur lequel s’assit l’homme. D’un geste il montra au prince le seul autre siège de la pièce.

Il était de petite taille, avec de larges épaules ; ses cheveux étaient blancs, les pupilles de ses yeux avaient déjà ce voile terne indiquant le début de la cataracte. Ses mains étaient brunes et calleuses, ses jointures noueuses.

— Oui ? répéta-t-il.

— Jan Olvegg, dit l’autre.

Le vieil homme ouvrit grand les yeux, puis les ferma à demi. Ses mains jouèrent avec une paire de ciseaux.

— It’s a long way to Tipperary[4], dit le prince.

L’homme le regarda fixement, puis sourit.

— If your heart’s not there, dit-il, replaçant les ciseaux sur l’établi. Il y a combien de temps de tout cela, Sam ?

— J’ai perdu la notion du temps.

— Moi aussi. Mais il doit bien y avoir quarante à quarante-cinq ans que je ne t’ai vu. Pas mal de changements, depuis, j’imagine. Je ne sais par quoi commencer…

— Dis-moi d’abord pourquoi on t’appelle « Janagga » ?

— Et pourquoi pas ? Ça fait sérieux, c’est un nom d’ouvrier. Et toi ? Toujours occupé à jouer les princes ?

— Je suis toujours le même, et on m’appelle toujours Siddharta quand on vient me voir.

— L’Enchanteur. Celui qui lia les démons, fit l’autre en riant. Parfait. Comme tes vêtements ne sont point dignes de ta fortune, j’imagine que tu es venu reconnaître les lieux, comme à l’habitude.

— Et j’ai vu bien des choses que je ne comprends pas.

— Ah ! fit Jan avec un soupir. Oui, par où commencer ? Je vais te parler de moi… j’ai accumulé trop de mauvais karma pour qu’on permette un transfert.

— Quoi ?

— Mauvais karma, c’est bien ce que j’ai dit. La vieille religion est non seulement la seule, c’est devenu la religion révélée, soutenue par la loi, et on le démontre de la manière la plus effrayante. Mais il vaut mieux n’y pas trop penser. Il y a environ une douzaine d’années, le Conseil a autorisé l’utilisation des psycho-sondes sur ceux qui se présentaient pour changer de corps. C’était juste après la rupture entre les accélérationistes et les déicrates. Quand la Sainte Coalition s’est débarrassée des techniciens. La solution la plus simple fut de survivre aux difficultés. Les gens du temple se sont alors entendus avec les marchands de corps, les clients ont été sondés, et on a refusé la renaissance aux accélérationistes. Ou alors, il leur fallait changer d’opinion. C’était aussi simple que ça. Pas de corps neufs pour les opposants. Il ne reste plus beaucoup d’accélérationistes à présent. Mais ce ne fut qu’un commencement. Le parti des dieux a rapidement compris que là se trouvait le chemin du pouvoir. Le sondage du cerveau est devenu automatique avant tout transfert. Les marchands de corps sont devenus les Maîtres du Karma, partie de la structure du temple. Ils lisent votre vie passée, évaluent le karma, et déterminent votre vie à venir. C’est le parfait moyen de maintenir le système des castes et d’assurer le pouvoir des déicrates. À ce propos, la plupart de nos vieilles connaissances sont là-dedans jusqu’à leurs auréoles.

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4

Célèbre chanson anglaise N.d.T.