— Seigneur !
— Mets ça au pluriel, rectifia Jan. Ils ont toujours été considérés comme des dieux, avec leurs Aspects et leurs Attributs mais à présent ils ont rendu ça diablement officiel. Et quiconque se trouve être des Premiers fait mieux de décider s’il préfère une rapide déification, ou le bûcher quand il pénètre dans la salle du Karma, de nos jours. Quand as-tu rendez-vous ?
— Demain après-midi. Pourquoi es-tu toujours là, si tu n’as ni auréole ni poignée d’éclairs à la main ?
— Parce que j’ai un ou deux amis. Lesquels m’ont conseillé de continuer à vivre discrètement, plutôt que d’affronter le sondage. J’ai suivi ces sages conseils, et je suis donc toujours là à réparer les voiles et à faire du tapage dans les bistrots du coin de temps en temps. Sinon, fit-il levant une main calleuse et faisant claquer ses doigts, sinon, c’est la vraie mort, ou un corps cancéreux, ou l’intéressante existence d’un buffle châtré, ou…
— D’un chien ?
— Exactement.
Jan troubla le silence qui suivit en versant de l’alcool dans deux verres.
— Merci.
— À ta santé. C’est du fort.
— Dans un estomac vide… enfin ! C’est toi qui le fais ?
— Oui. J’ai un alambic dans la pièce à côté.
— Félicitations. Si j’avais quelque mauvais karma, le voilà dissous.
— La définition d’un mauvais karma est tout ce qui déplaît à nos amis les dieux.
— Qu’est-ce qui te fait penser que tu es mal vu ?
— Je voulais commencer à distribuer des machines à nos descendants par ici. Le Conseil m’a passé un savon. J’ai abjuré, espérant qu’ils oublieraient. Mais l’accélérationisme est tellement démodé qu’il ne reparaîtra pas de mon vivant.
Quel dommage ! J’aimerais bien voguer de nouveau vers d’autres horizons.
— La sonde est assez sensible pour détecter quelque chose d’aussi intangible qu’un penchant pour l’accélérationisme ?
— La sonde est assez sensible pour dire ce que tu as mangé au petit déjeuner il y a onze ans, où tu t’es coupé en te rasant ce matin, tout en fredonnant l’hymne national d’Andorre.
— On en était encore aux essais quand nous avons quitté notre… planète. Les deux que nous avons emportées avec nous n’étaient que d’élémentaires traductrices des ondes cérébrales. Quand les a-t-on vraiment perfectionnées ?
— Eh bien, cher cousin de la campagne, te rappelles-tu un petit morveux de naissance douteuse, un type de la troisième génération, nommé Yama ? Ce gamin qui gonflait toujours les générateurs jusqu’au jour où l’un d’eux a explosé, le brûlant si grièvement qu’il a obtenu son deuxième corps – un corps de plus de cinquante ans – quand il n’avait que seize ans ? Le gosse qui avait une passion pour les armes ? Le type qui anesthésiait un spécimen de tout ce qui bougeait pour le disséquer, et prenait tant de plaisir à ces études qu’on l’avait surnommé dieu de Mort ?
— Oui, je me le rappelle. Il vit toujours ?
— Si tu peux appeler ça vivre. Il est vraiment le dieu de la Mort. Ce n’est plus un surnom. Il en a le titre. C’est lui qui a perfectionné la sonde il y a environ quarante ans. Mais les déicrates ont gardé la chose secrète jusqu’à tout récemment. J’ai entendu dire qu’il a imaginé quelques autres petits bijoux du même genre pour servir la volonté des dieux… comme un cobra mécanique qui peut enregistrer des encéphalogrammes à deux kilomètres, quand il se dresse sur sa queue, et déploie son capuchon. Il peut retrouver un homme au milieu de la foule, quel que soit le corps qu’il porte. On ne connaît point d’antidote contre son venin. Il suffit de quatre secondes… il y a aussi la baguette magique d’où jaillit le feu : elle a labouré la surface des trois lunes quand Agni, debout sur la grève, l’a agitée. Et si j’ai bien compris, il est en train de construire une espèce de char de Juggernaut à réaction, si tu vois ce que je veux dire, pour Çiva. Enfin, des choses de ce genre.
— Eh bien !
— Vas-tu te faire sonder ?
— Je crains bien que non. Dis-moi, j’ai vu ce matin une machine à prières automatique. Il y en a beaucoup ?
— Oui. Elles ont fait leur apparition il y a environ deux ans. Notre jeune Léonard les a inventées après un petit verre de soma, une nuit. Comme cette idée du karma a bien pris à présent, ces machines, ça vaut mieux que des percepteurs. Quand le brave citoyen se présente à la clinique du dieu de l’église qu’il a choisie, à la veille de son soixantième anniversaire, on compare, dit-on, son compte de prières et son compte de péchés, pour décider de la caste où il se retrouvera, aussi bien que de l’âge, du sexe, et de la santé du corps qu’il recevra.
— Je ne serai pas accepté si on me sonde, même si je m’achète un fameux compte de prières. Ils m’auront pour mes péchés.
— Quel genre de péchés ?
— Des péchés que je n’ai pas encore commis, mais qui sont gravés en mon esprit, puisque j’ai envie de les commettre.
— Tu veux combattre les dieux ?
— Oui.
— Comment ?
— Je ne le sais pas encore. Je vais cependant commencer par entrer en contact avec eux. Qui est leur chef ?
— Je ne pourrais te donner un nom. C’est la Trimûrti qui règne, autrement dit Brahma, Vichnou et Çiva. Je ne sais lequel est le plus important à un moment donné. On dit que c’est Brahma.
— Qui sont-ils en réalité ?
— Je ne sais pas. Ils ont tous des corps différents de ceux qu’ils avaient il y a une génération. Ils utilisent tous des noms de dieux.
— Je reviendrai te voir, dit Sam, ou je t’enverrai chercher.
— Je l’espère bien. Encore un verre ?
— Non, merci. Je pars pour être de nouveau Siddharta, je vais aller déjeuner à l’hôtel de Hawkana et annoncer mon intention de visiter le temple. Si nos amis sont à présent des dieux, ils doivent communiquer avec leurs prêtres. Siddharta va aller prier.
— Alors ne parle pas de moi. Je ne sais si je survivrais à une visitation divine.
— Ils ne sont pas omnipotents, fit Sam avec un sourire.
— Je l’espère de tout mon cœur, mais je crains qu’ils ne le soient bientôt.
— À de nouveaux voyages, et bonne route, Jan.
— Skaal !
Le prince Siddharta s’arrêta dans la rue des Forgerons en allant au temple de Brahma. Une demi-heure plus tard, il sortit d’une boutique, accompagné de Strake et de trois hommes de sa suite. Souriant comme s’il avait eu une vision de l’avenir, il passa par le centre de Mahartha, arriva enfin devant le haut et vaste temple du Créateur.
Sans prêter attention aux regards de ceux qui se tenaient devant les machines à prier, il monta le large escalier aux marches basses et rencontra à l’entrée du temple le grand prêtre auquel il avait un peu plus tôt annoncé sa visite.
Siddharta et ses hommes entrèrent dans le temple, se débarrassèrent de leurs armes, s’inclinèrent en direction de la salle centrale avant de s’adresser au prêtre.
Strake et les autres se tinrent à une distance respectueuse quand le prince posa une lourde bourse dans les mains du prêtre et lui dit à voix basse :