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— Tu fais des distinctions diablement subtiles, Brahma. Je déduis de tout cela que tes valets se promènent à travers le monde, et détruisent tout signe de progrès qu’ils rencontrent ?

— Ce n’est pas vrai, dit le dieu. Tu parles comme si nous désirions porter perpétuellement le fardeau de la divinité, comme si nous cherchions à maintenir un âge des ténèbres afin de connaître à jamais cette ingrate et fastidieuse condition de divinité forcée !

— En un mot, oui. Et cette machine à prier devant ce temple ? Culturellement, c’est au même niveau qu’un char ?

— C’est différent. En tant que manifestation divine, les citoyens la craignent et la respectent et pour des raisons religieuses, on ne se pose pas de questions à son sujet. Ce n’est tout de même pas la même chose que si on leur donnait la poudre à canon.

— Et si quelque athée de l’endroit en enlève une et la démonte ? Et s’il se trouve être un nouvel Edison ? Qu’est-ce qui arrivera alors ?

— Elles ont des serrures de sûreté. Et si quelqu’un essaie de les ouvrir, à part les prêtres, elles explosent et font sauter le curieux.

— J’ai vu aussi que vous n’avez pu empêcher la redécouverte de l’alambic, malgré vos efforts. Vous avez donc décrété une taxe sur l’alcool, payable aux temples.

— L’humanité a toujours cherché l’évasion dans l’alcool, dit Brahma. Il a presque toujours eu sa place dans ses cérémonies religieuses. On se sent moins coupable de cette façon. Il est vrai que nous avons essayé de l’interdire au début, mais nous avons rapidement vu que c’était impossible. Alors, en échange de la taxe, leur alcool est béni dans les temples. Ça diminue la culpabilité, les récriminations, le mal de crâne – tout cela est psychosomatique, tu sais – et la taxe n’est pas tellement élevée.

— Bizarre, cependant, que tant de gens préfèrent leurs concoctions profanes.

— Tu es venu prier et tu tombes dans le sarcasme, Sam. Je t’ai offert de répondre à tes questions, pas de faire un débat sur la politique des déicrates. As-tu pris une décision quant à mon offre ?

— Oui, Madeleine, et t’a-t-on jamais dit que tu es belle quand tu es en colère ?

Brahma bondit sur son trône.

— Comment as-tu pu ! Comment as-tu deviné ! hurla le dieu.

— Je viens de le découvrir à l’instant. Une intuition, basée sur quelques particularités, des gestes, des façons de parler dont je me souvenais. Tu es finalement arrivée à faire ce que tu avais toujours désiré ? Je parie que tu as un joli harem ! Que ressent-on, Madame, quand on est un beau mâle après avoir été femme ? Je parie que bien des dames t’envieraient si elles savaient. Félicitations.

Brahma se redressa de toute sa hauteur et regarda Sam, furieux. Le trône flamboyait derrière lui, la veena continuait sa musique monotone, indifférente. Il leva son sceptre.

— Prépare-toi à être maudit par Brahma…

— Mais pourquoi ? Parce que j’ai deviné ton secret ? Si je dois devenir dieu, quelle importance ? D’autres doivent le savoir. Es-tu fâchée parce que mon seul moyen de connaître ton identité véritable était de te taquiner un peu ? Je pensais être d’autant mieux apprécié de toi que je montrerais ainsi ma valeur en déployant tout mon esprit. Si je t’ai offensée, je m’en excuse.

— Ce n’est point parce que tu as deviné qui j’étais, ni même à cause de la façon dont tu l’as deviné, mais parce que tu t’es moqué de moi, que je te maudis.

— Moi, me moquer de toi ? Je ne comprends pas. Je n’ai point voulu te manquer de respect. J’ai toujours été en bons termes avec toi autrefois. Pense aux jours anciens, tu verras que c’est vrai. Pourquoi compromettre ma situation en me moquant de toi à présent ?

— Parce que tu as dit trop rapidement ce que tu pensais, sans réfléchir.

— Non, Seigneur. Je n’ai fait que plaisanter avec toi, comme deux hommes peuvent le faire en discutant de ces sujets. Je suis désolé que tu l’aies pris en mauvaise part. Je suis sûr que tu as un harem que je pourrais t’envier, et que j’essaierai certainement d’y pénétrer en cachette une de ces nuits. Si tu veux me maudire pour avoir surpris ton secret, vas-y.

Sam tira sur sa pipe, sourit, s’entoura d’un nuage de fumée.

Au bout d’un moment, Brahma sourit aussi.

— J’ai l’humeur vive, c’est vrai, et je suis peut-être trop susceptible quant à mon passé. J’ai souvent plaisanté ainsi avec d’autres hommes. Tu es pardonné. Je retire ma malédiction. Et je suppose que tu as l’intention d’accepter mon offre ?

— Oui.

— Parfait. J’ai toujours eu pour toi une affection fraternelle. Va chercher mon prêtre, à présent, dis-lui de venir pour que je puisse lui donner mes instructions quant à ton incarnation. Je te reverrai bientôt.

— Certainement, Seigneur.

Sam inclina la tête, leva sa pipe en signe d’adieu. Puis il poussa la rangée d’étagères, alla chercher le prêtre. Bien des pensées lui traversèrent l’esprit, mais cette fois, restèrent inexprimées.

Ce soir-là, le prince tint conseil avec les membres de sa suite qui étaient allés rendre visite à leurs parents ou amis de Mahartha, ou qui s’étaient promenés dans la ville, écoutant nouvelles et ragots. Il apprit d’eux qu’il y avait dix Maîtres du Karma à Mahartha et qu’ils logeaient dans un palais sur les pentes des collines au sud-est de la ville. Ils visitaient régulièrement les cliniques, ou salles de lecture des Temples, où les citoyens se présentaient pour être jugés quand ils demandaient un nouveau corps. La Salle du Karma était une lourde bâtisse noire à l’intérieur de leur palais personnel. C’était là que venait le citoyen après le jugement pour le transfert dans un corps neuf. Strake et deux de ses conseillers partirent pendant qu’il faisait encore jour pour faire un relevé des fortifications du palais. Deux des courtisans du prince furent envoyés à l’autre bout de la ville inviter à un dîner suivi de divertissements le khan d’Irabek, vieil homme et voisin de Siddharta avec qui il avait eu trois sanglants incidents de frontière, et avec qui il chassait aussi le tigre à l’occasion. Le khan habitait chez des parents en attendant son rendez-vous avec les Maîtres du Karma. Un autre homme fut envoyé rue des Forgerons où il demanda aux ouvriers de doubler la commande du prince et de la tenir prête pour le lendemain matin à l’aube. Il avait emporté une somme d’argent supplémentaire pour s’assurer leur bonne volonté.

Le khan d’Irabek se présenta à l’hôtel de Hawkana, accompagné de six de ses parents de la caste des marchands, armés comme s’ils eussent été de celle des guerriers. Voyant cependant que l’hôtel était une demeure pacifique et qu’aucun des autres clients ou visiteurs ne portait des armes, ils déposèrent les leurs et s’assirent au haut bout de la table, près du prince.

Le khan était grand, mais voûté. Il portait des robes marron et un turban sombre tombant sur ses sourcils ébouriffés, couleur de lait. Sa barbe formait un buisson blanc, quand il riait il montrait des chicots noirâtres et ses paupières inférieures étaient gonflées et rouges, comme lasses de retenir depuis tant d’années ses yeux injectés de sang qui tentaient manifestement de sortir de leurs orbites. Il riait d’un rire gras, et tapait sur la table en répétant pour la sixième fois : « Les éléphants sont trop chers de nos jours, et ils ne servent à rien dans la boue ! » Cela étant la conclusion d’une conversation sur la saison de l’année la plus propice à la guerre. On avait décidé que seul un jeunot serait assez rustre pour insulter l’ambassadeur d’un voisin pendant la saison des pluies, et qu’on le qualifierait désormais de nouveau roi[5].

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En français dans le texte N.d.T.