Il était déjà tard quand le médecin du prince quitta la table pour aller surveiller la préparation des desserts et mettre un somnifère dans les gâteaux qu’on servirait au khan. La soirée était déjà avancée quand le khan, après avoir mangé son dessert, eut de plus en plus tendance à fermer les yeux et à laisser tomber sa tête sur sa poitrine.
— Quelle bonne soirée, marmonna-t-il, entre deux ronflements, les éléphants ne servent à rien… et il s’endormit d’un profond sommeil.
Ses parents n’eurent point l’idée de le ramener à la maison, pour la bonne raison que le médecin du prince avait ajouté du chloral à leur vin, et qu’ils étaient étendus par terre, en train de ronfler eux aussi. Le chef de la suite du prince s’arrangea avec Hawkana pour qu’on leur trouvât des chambres et le khan lui-même fut emporté dans les appartements de Siddharta où le médecin vint bientôt le rejoindre et lui murmura d’une voix douce et persuasive, après avoir desserré ses vêtements :
— Demain après-midi, vous serez le prince Siddharta et ces hommes formeront votre suite. Vous irez à la Salle du Karma en leur compagnie, pour demander le corps que vous a promis Brahma sans jugement. Vous resterez Siddharta pendant toute la durée du transfert, et vous reviendrez ici en compagnie de votre suite, pour que je vous examine. M’avez-vous compris ?
— Oui, murmura le khan.
— Alors, répétez ce que je vous ai dit.
— Demain après-midi, je serai Siddharta, à la tête de ma suite.
Le matin arriva. Dans son éclatante lumière, on régla ses dettes. La moitié des hommes du prince sortirent de la ville et se dirigèrent vers le nord. Quand ils furent assez loin de Mahartha pour qu’on ne les vît plus, ils se dirigèrent vers le sud-est, à travers les collines, et ne s’arrêtèrent que pour revêtir leur uniforme de combat.
Six hommes furent envoyés rue des Forgerons, d’où ils revinrent avec de lourds sacs de toile, dont le contenu fut réparti entre les sacoches de trois douzaines d’hommes, lesquels partirent vers la ville après le petit déjeuner.
Le prince consulta son médecin, Narada.
— Si j’ai mal jugé la clémence du Ciel, je suis maudit.
— Je ne crois pas que vous vous soyez trompé, fit le médecin en souriant.
Le matin s’avança vers le calme milieu du jour, sous le Pont doré des Dieux.
Lorsque le khan et ses hommes se réveillèrent, ils soignèrent leurs maux de tête. On fit une piqûre au khan pour le remettre d’aplomb et on l’envoya avec six des gardes de Siddharta au palais des Maîtres. On dit à ses parents qu’il dormait encore dans les appartements du prince.
— Maintenant, notre plus gros risque est que le khan soit reconnu, dit le médecin. Dieu merci, et cela jouera en notre faveur, il n’est qu’un petit potentat d’un lointain royaume, il n’est ici que depuis peu, il a passé la plus grande partie du temps avec ses parents et il n’a pas eu à se présenter pour être jugé. Les Maîtres ne devraient point encore connaître votre aspect physique.
— À moins que Brahma ou le prêtre ne m’aient décrit, dit le prince. Pour ce que j’en sais, ma communication a peut-être été enregistrée et envoyée aux Maîtres, pour identification.
— Mais pourquoi aurait-on fait cela ? Pourquoi s’attendraient-ils à des ruses et à des précautions de la part de quelqu’un à qui ils font une faveur ? Non, je crois que nous y arriverons. Le khan ne résisterait pas à un sondage, évidemment, mais un examen superficiel ne révélera rien, d’autant plus qu’il est accompagné de votre suite, et que pour le moment, il croit être Siddharta et pourrait être soumis à n’importe quel détecteur de mensonge du modèle courant. Et je crois que c’est le plus sérieux obstacle qu’il puisse rencontrer.
Ils attendirent donc. Les trois douzaines d’hommes revinrent avec des sacoches vides, rassemblèrent leurs effets, montèrent à cheval et partirent un à un vers la ville, comme s’ils allaient chercher quelques distractions, mais en fait, ils se dirigèrent tous lentement vers le sud-est.
— Au revoir, mon bon Hawkana, dit le prince, quand les derniers de ses hommes firent leurs bagages. Comme toujours, je ne saurai dire que du bien de votre hôtel à tous ceux que je rencontrerai. Je regrette que mon séjour ici ait dû se terminer plus rapidement que je ne m’y attendais, mais il me faut rentrer chez moi et écraser une rébellion dans mes provinces, dès que je quitterai la Salle du Karma. Vous savez comme ces choses se déclenchent, dès qu’un prince a le dos tourné. J’aurais bien aimé passer une autre semaine sous votre toit, mais je crains que ce plaisir ne doive être remis à plus tard. Si l’on me demande, dites que je suis dans l’Hadès.
— L’Hadès, Seigneur ?
— La province méridionale de mon royaume, bien connue pour son climat excessivement chaud. Répétez exactement ce que je vous ai dit, surtout aux prêtres de Brahma, qui voudront peut-être savoir où je suis dans les jours à venir.
— Certainement, Seigneur.
— Et prenez soin de ce petit Dele. J’espère l’entendre encore jouer à mon prochain séjour.
Hawkana s’inclina très bas, et parut sur le point de faire un discours, le prince décida alors qu’il était temps de lui lancer une dernière bourse, de louer encore les vins de Terrath, avant de monter vivement à cheval et de crier des ordres à ses hommes, de façon à empêcher toute conversation.
Ils franchirent la grande porte, ne laissant derrière eux que le médecin, et trois guerriers, qu’il devait soigner pendant encore un jour, pour quelque obscure, maladie, entraînée par le changement de climat, avant qu’ils ne partent à leur tour rejoindre leurs compagnons.
Le prince et sa troupe traversèrent la ville, en prenant des petites rues, et arrivèrent à la grand-route montant au palais des Maîtres du Karma. En passant, Siddharta échangea quelques signes secrets avec ceux de ses guerriers qui se tenaient cachés dans les bois tout au long du parcours.
Quand ils furent à mi-chemin du palais, le prince et les huit hommes qui l’accompagnaient serrèrent la bride, comme pour s’arrêter et prendre un instant de repos. Ils attendirent que les autres les eussent dépassés, en marchant avec précaution au milieu des bois.
Ils virent bientôt du mouvement sur la route en face d’eux. Sept cavaliers s’avançaient ; le prince devina que c’étaient là ses six lanciers, accompagnant le khan. Quand ils furent à portée de voix, il alla vers eux.
— Qui êtes-vous ? demanda le cavalier de haute taille monté sur une jument blanche. Qui êtes-vous, pour oser barrer le passage au seigneur Siddharta, le Vainqueur des Démons ?
Le prince l’examina : musclé, bronzé, âgé de vingt-cinq ans environ, les traits fermes, le nez aquilin, le port majestueux. Il pensa brusquement que ses doutes étaient sans fondement, et qu’il s’était trahi lui-même par ses soupçons et sa méfiance. À voir le jeune homme souple assis sur sa propre jument, il semblait que Brahma eût été de bonne foi en cette affaire, et eût permis qu’on lui donnât ce corps solide, superbe, à présent possédé par le vieux khan.
— Prince Siddharta, fit un des hommes qui avait accompagné le seigneur d’Irabek, il semble qu’ils aient agi honnêtement. Je ne lui vois pas de défauts.
— Siddharta ! cria le khan, qui est l’homme que tu oses saluer du nom de ton maître ? C’est moi, Siddharta, le Vainqueur des…
À ce moment-là, il rejeta la tête en arrière, et ses mots s’étranglèrent dans sa gorge.
En pleine crise, il se raidit, perdit l’équilibre et tomba de cheval. Siddharta courut auprès de lui. Les yeux révulsés, il se tordait, de l’écume au coin des lèvres.