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— Oui.

— Très bien. Alors je veux vous parler seul à seul, là-bas, fit le prince en montrant la Salle du Karma.

— Impossible.

Le prince vida sa pipe contre son talon, la nettoya avec la pointe de son poignard et la replaça dans son escarcelle. Puis il se redressa sur sa jument blanche et saisit le cor de sa main gauche. Il regarda le Maître droit dans les yeux.

— En êtes-vous bien sûr ?

La petite bouche rouge du Maître s’ouvrit comme pour parler, mais il resta muet un bon moment.

— Comme vous voulez, dit-il enfin. Faites-moi place, ajouta-t-il et traversant les rangs des guerriers, il vint s’arrêter devant la jument blanche.

Le prince guida son cheval des genoux dans la direction de la Salle.

— Gardez les rangs ! fit le Maître.

— Vous aussi, dit le prince à ses hommes.

Ils traversèrent la cour et le prince mit pied à terre devant la sombre Salle.

— Vous me devez un corps, dit-il doucement.

— Mais que voulez-vous dire ?

— Je suis le prince Siddharta de Kapil, Vainqueur des démons.

— Siddharta a déjà été servi.

— C’est ce que vous croyez. On lui a donné un corps d’épileptique sur l’ordre de Brahma. Mais l’homme que vous avez traité tout à l’heure était un imposteur, bien malgré lui. Je suis le vrai Siddharta, ô prêtre sans nom, et je suis venu réclamer mon corps, un corps intact, solide et sans maladie cachée. Et vous me servirez, bon gré mal gré.

— Croyez-vous ?

— J’en suis sûr.

— À l’attaque ! cria le Maître, et il lança son bâton noir vers la tête du prince.

Celui-ci se baissa pour éviter le coup et recula en tirant son épée. Il para deux autres coups, puis fut touché à l’épaule ; le bâton glissa mais suffit à le faire chanceler. Il tourna autour de la jument blanche, poursuivi par le Maître. Évitant les coups, gardant le cheval entre l’autre et lui, il porta le cor à ses lèvres et en sonna trois fois. Ses notes s’élevèrent au-dessus des terribles bruits des combats sur l’escalier du palais. Essoufflé, il se retourna à temps pour parer un coup qui l’eût atteint à la tempe et l’eût sûrement tué.

— Il est écrit, dit le Maître, dans un sanglot, que celui qui donne des ordres sans avoir la force de les faire exécuter, est insensé.

— Il y a dix ans encore, fit le prince, haletant, vous ne m’auriez pas touché.

Il frappa le bâton de son épée, espérant briser le bois, mais l’autre s’arrangeait toujours pour détourner les coups, si bien que malgré les entailles et quelques copeaux envolés, le bâton restait entier.

S’en servant comme d’une canne d’escrime, le Maître donna un coup terrible au prince, lequel sentit qu’il avait une côte brisée. Il tomba.

Son épée échappa à ses mains, coupa les mollets du Maître, qui tomba à genoux en hurlant.

— Nous sommes à égalité, fit le prince, toujours haletant, mon âge contre votre graisse.

Il tira son poignard, mais ne put le tenir droit. Il s’appuya sur son coude. Le Maître, les larmes aux yeux, tenta aussi de se relever, mais retomba à genoux.

On entendit alors un bruit de sabots.

— Je suis loin d’être insensé, fit le prince, et j’ai à présent le pouvoir de faire exécuter mes ordres.

— Que se passe-t-il ?

— Le reste de mes lanciers arrivent. Si j’étais entré avec toute ma troupe, vous vous seriez caché comme un gekk dans un tas de bois et il m’aurait fallu des jours pour détruire le palais et vous dénicher. Ou vous auriez eu le temps de prévenir les autorités. À présent, je vous tiens.

Le Maître leva son bâton.

Le prince montra son poignard.

— Si vous bougez je le lance. Il se peut bien que je vous touche au cœur. Auriez-vous envie de trouver la vraie mort ?

Le Maître abaissa son bâton.

— Vous connaîtrez la vraie mort quand les gardiens du Karma auront mis en pièces vos soldats.

Le prince toussa, regarda, l’air indifférent, sa salive rougie de sang.

— En attendant, parlons un peu de politique, suggéra-t-il.

Quand s’éteignit le bruit de la bataille, ce fut le grand Strake, couvert de poussière, les cheveux presque aussi rouges que le sang séchant sur son épée, qui vint saluer son prince, tandis que la jument frottait contre lui son nez.

— C’est fini, dit-il.

— Avez-vous entendu, Maître du Karma ? Vos gardiens sont taillés en pièces.

Le Maître ne répondit pas.

— Servez-moi à présent, et vous aurez la vie sauve. Refusez, et je vous tue.

— Je vous servirai.

— Strake, ordonna le prince, envoyez deux hommes en ville. L’un ramènera Narada, mon médecin, l’autre ira rue des Forgerons chercher Jannaveg le voilier. Des trois lanciers qui sont encore chez Hawkana, n’en laissez qu’un pour garder le khan d’Irabek jusqu’au coucher du soleil. Alors, qu’il l’attache et le quitte pour nous rejoindre ici.

Strake sourit et salua.

— Maintenant, allez chercher des hommes pour qu’ils me transportent dans la Salle et qu’ils surveillent ce Maître.

Le prince brûla son vieux corps avec tous les autres. Les gardiens du Karma avaient, jusqu’au dernier, péri dans la bataille. Des sept Maîtres sans nom, seul le gros et gras avait survécu. On ne pouvait transporter les banques de spermatozoïdes et d’ovules, non plus que les matrices artificielles et les bacs où l’on conservait les corps, mais les machines et les appareils de transfert furent démontés sous la direction du docteur Narada et les pièces détachées chargées sur les chevaux de ceux qui étaient tombés dans les combats. Le jeune prince monta sur sa jument blanche et regarda les flammes dévorer les cadavres. Huit bûchers flambaient sous le ciel gris où l’aube ne pointait pas encore. Celui qui avait été un voilier tourna les yeux vers le bûcher le plus proche du portail, le dernier qu’on eût allumé, dont les flammes atteignaient juste le sommet. On y avait étendu une forme volumineuse revêtue d’une robe noire, portant un cercle jaune sur la poitrine. Quand les flammes atteignirent la robe, et qu’elle commença à se consumer, le chien tapi dans le jardin dévasté leva la tête et se mit à hurler, et son hurlement ressembla à un sanglot.

— Aujourd’hui, ton compte de péchés est bien approvisionné, fit le voilier.

— Oui, mais pense à mon compte de prières ! répliqua le prince. Je peux me reposer là-dessus pour le moment. Les théologiens de l’avenir devront décider en dernier lieu, cependant, si tous ces jetons dans les machines à prier sont oui ou non agréables aux dieux. Que le Ciel se demande à présent ce qui a bien pu se passer ici aujourd’hui, où je suis, si j’existe, et qui je suis. Il est temps de partir, capitaine. Dans les montagnes pour un moment, puis nous irons chacun de notre côté, pour plus de sécurité. Je ne suis pas encore sûr de la route que je suivrai, sauf qu’elle mènera aux portes du Ciel et qu’il me faut rester armé.

— Tu es bien Celui qui lie les démons, fit l’autre en souriant.

Le chef des lanciers approcha, le prince lui fit un signe de tête, des ordres furent lancés.

La colonne des cavaliers s’ébranla, franchit le portail du palais du Karma, quitta la grand-route pour monter sur la colline au sud-est de la ville de Mahartha, et les fantassins les suivirent, étincelant comme l’aurore.

3

On dit que lorsque apparût le Maître, ceux de toutes castes allèrent écouter ses enseignements, tout comme les animaux, les dieux, et quelques saints, pour repartir meilleurs. On admettait généralement qu’il avait connu l’illumination, mais certains voyaient en lui un imposteur, un pécheur, un criminel ou un mauvais plaisant. Ces derniers ne pouvaient pas tous être comptés parmi ses ennemis, mais ceux qui repartaient meilleurs n’étaient pas tous non plus des amis ou des disciples. Ses disciples l’appelaient Mahasamatman, et certains disaient qu’il était un dieu. Si bien qu’après avoir vu qu’on l’acceptait comme un maître, qu’on le respectait, que bien des riches étaient ses disciples, et que sa réputation s’étendait dans tout le pays, on l’appela Tathagata, c’est-à-dire Celui qui est parvenu à la Vérité. Il faut noter que si la déesse Kâli (qu’on appelle Durgâ dans ses moments les moins sévères) ne donna jamais d’opinion officielle quant à son état de Bouddha, elle lui fit le singulier honneur de lui envoyer, pour lui rendre hommage, son bourreau sacré plutôt qu’un simple tueur à gages…