Près de la ville d’Alundil se trouvait un superbe bosquet d’arbres à l’écorce bleue, aux feuilles pourpres semblables à des plumes. Il était célèbre pour sa beauté et pour la paix digne d’un temple qu’on trouvait sous ses ombrages. Il avait appartenu au marchand Vasu jusqu’à sa conversion, quand il l’avait offert au maître qu’on connaissait sous les noms de Mahasamatman, Tathagata, ou l’Éclairé. Le maître vivait avec ses disciples dans ce bois, et quand ils allaient en ville à midi, leurs bols à aumône ne restaient jamais vides.
Il y avait toujours un grand nombre de pèlerins dans le bois. Les croyants, les curieux, et ceux qui en tiraient profit le traversaient constamment. Ils arrivaient à cheval, en bateau ou à pied.
Alundil était une petite ville. Elle avait sa part de huttes à toit de chaume et de bungalows en bois ; sa grand-rue était de terre battue, avec de profondes ornières. Elle avait deux grands bazars et plusieurs petits. Autour de la ville s’étendaient de vastes champs de céréales ondulant en vagues d’un bleu-vert, appartenant aux Vaiçyas et cultivés par les Sudras. La ville avait aussi de nombreux hôtels (bien qu’aucun ne fût aussi somptueux que le légendaire hôtel d’Hawkana, dans la lointaine cité de Mahartha), car des voyageurs la traversaient constamment. Elle avait ses saints hommes et ses conteurs d’histoires, et son temple.
Ce temple était situé sur une colline basse près du centre de la ville, et quatre énormes portails s’ouvraient dans ses quatre murs. Ces portes et les murs étaient décorés de sculptures, musiciens et danseurs, guerriers et démons, dieux et déesses, animaux et artistes, amants et êtres à demi humains, gardiens et devas. Les portes ouvraient sur la première cour ; laquelle contenait de nouveaux murs et d’autres portes menant à la seconde cour. Dans la première, on trouvait un petit bazar où l’on vendait les offrandes à donner aux dieux.
Il y avait aussi de nombreux petits autels dédiés aux divinités secondaires. À toute heure du jour on y voyait des mendiants, de saints hommes en méditation, des enfants rieurs, des femmes bavardes, de l’encens brûlant doucement, des oiseaux chanteurs, les vasques à purification où murmurait l’eau, et de ronronnantes machines à prières.
La cour intérieure, avec ses grands autels dédiés aux dieux supérieurs, était le foyer d’une religion intense. Des gens chantaient et hurlaient des prières, marmonnaient les hymnes des Védas, debout, agenouillés, ou étendus de tout leur long devant d’énormes images de pierre, souvent couvertes de guirlandes, barbouillées de pâte de kumkum rouge et entourées de monceaux d’offrandes, au point qu’il était impossible de dire quelle divinité se trouvait noyée sous ces adorations tangibles. À intervalles réguliers, les grandes cornes du temple résonnaient, un moment de silence en appréciait les échos, puis le tintamarre reprenait.
Personne n’eût pu nier que Kâli fût la reine de ce temple. Sa haute statue de pierre blanche, sur son gigantesque autel, dominait la cour intérieure. Son faible sourire, montrant peut-être son mépris des autres dieux et de leurs adorateurs, était à sa manière tout aussi impressionnant que le collier de crânes grimaçants qu’elle portait. Elle tenait des poignards dans ses mains. Une jambe en avant, elle semblait se demander si elle allait danser devant ceux qui venaient l’adorer, ou les tuer. Ses lèvres étaient fortes, et grands ses yeux. Vue à la lumière des torches, elle paraissait bouger.
Il était donc juste que son autel fît face à celui de Yama, le dieu de la Mort. Avec assez de logique, les prêtres et les architectes avaient décidé qu’il était, de toutes les divinités, celle qui pourrait le mieux passer chaque minute de la journée en face d’elle, opposant son ferme regard de mort à celui de la déesse, et son sourire retors au demi-sourire de Kâli. Les plus dévots même faisaient un détour plutôt que de passer entre les deux autels. Et dès la nuit tombée, cette partie de la cour n’était que silence et calme et n’était jamais troublée par des adorateurs attardés.
Comme les vents printaniers soufflaient sur le pays, un homme nommé Rild arriva du nord. Petit, les cheveux blancs, bien qu’il fût encore jeune, il portait les vêtements sombres des pèlerins, mais quand on le découvrit dans un fossé, malade de la fièvre, on trouva enroulée autour de son avant-bras la corde écarlate des étrangleurs, sa véritable profession.
Il vint donc au printemps, à l’époque de la grande fête, dans Alundil aux champs bleu-vert, aux huttes à toits de chaume, aux bungalows de bois, aux routes de terre battue, avec ses hôtels, ses bazars, ses saints hommes, ses conteurs, dans Alundil, lieu du grand réveil religieux et de son Maître, dont la réputation s’étendait à travers le pays. L’Alundil du temple dont sa maîtresse la déesse était reine.
Le temps de la Grande Fête.
Vingt ans plus tôt, la fête d’Alundil avait été presque exclusivement réservée aux gens de l’endroit. À présent, cependant, avec le passage d’innombrables voyageurs attirés par la présence de l’Illuminé, qui enseignait la Voie aux Huit Chemins, la fête d’Alundil accueillait tant de pèlerins que tous les logements étaient pleins à craquer. Ceux qui possédaient des tentes pouvaient les louer fort cher. On louait même des écuries et des champs pour y camper.
Alundil adorait son Bouddha. Bien d’autres villes avaient tenté de l’attirer hors de son bosquet pourpre : Shengodu, Fleur de la Montagne, lui avait offert un palais et un harem, pour qu’il apportât son enseignement sur ses pentes. Mais l’Éveillé n’était pas allé dans les montagnes. Kannaka, sur le fleuve du Serpent, lui avait offert des éléphants et des navires, une maison de ville et une maison de campagne, des chevaux et des serviteurs, afin qu’il vînt prêcher sur les quais. Mais l’Éclairé n’était pas allé au bord du fleuve.
Le Bouddha resta dans son bosquet et tout vint à lui. Comme s’écoulaient les années, la fête devint de plus en plus brillante, de plus en plus longue, de plus en plus étendue, comme un dragon bien nourri, avec ses écailles chatoyantes. Les brahmanes de l’endroit n’approuvaient point les enseignements antiritualistes du Bouddha, mais sa présence remplissait leurs coffres. Ils apprirent donc à vivre à son ombre, et ne prononcèrent jamais le mot de tirthika, hérétique.
Le Bouddha resta donc dans son bosquet et tout vint à lui, y compris Rild.
Le temps de la Grande Fête.
Les tambours commencèrent à retentir le soir du troisième jour.
Le troisième jour, les lourds tambours des kathakalis firent entendre leurs rapides roulements. Les grondements saccadés portaient à des kilomètres, par les champs, à travers la ville, jusqu’au bosquet pourpre et aux marais qui s’étendaient derrière. Les joueurs de tambour, vêtus de mundus blancs, nus jusqu’à la taille, leur peau sombre luisante de sueur, travaillaient par équipes et se relayaient, tant étaient épuisants le rythme et la force des battements. Et le flot de sons ne s’interrompait jamais, même quand la nouvelle équipe venait prendra sa place devant les peaux tendues des instruments.