Quand la nuit tomba, les voyageurs et les habitants de la ville qui s’étaient mis en marche dès qu’ils avaient entendu le langage des tambours, commencèrent à arriver dans la prairie où se tenait la fête, aussi vaste qu’un champ de bataille d’autrefois. Ils trouvèrent des places et attendirent que la nuit se fît plus profonde et que le drame commençât, en buvant le thé odorant qu’ils avaient acheté dans les boutiques sous les arbres.
Une immense coupe pleine d’huile, aussi haute qu’un homme, des mèches pendant le long de ses flancs, était dressée au centre de la prairie. On avait allumé les mèches, et des torches vacillaient près des tentes des acteurs.
Les tambours, tout proches, étaient assourdissants et hypnotiques, leur rythmes compliqués, syncopés, insidieux. À minuit, les chants religieux commencèrent, s’enflant et diminuant avec le tempo des batteurs, enfermant les sens dans le filet des sons.
Il y eut un bref moment de calme quand l’Éclairé arriva avec ses moines, leurs robes jaunes presque orange à la lumière des flammes. Ils rejetèrent leurs capuchons et s’assirent par terre jambes croisées. Au bout d’un moment, seuls les chants et les voix des tambours emplirent l’esprit des spectateurs.
Quand les acteurs apparurent, gigantesques sous leur maquillage, les clochettes de leurs chevilles tintant quand leurs pieds frappaient le sol, il n’y eut pas d’applaudissements mais seulement le silence d’une profonde attention. Les danseurs de kathakali étaient célèbres. On leur enseignait dès l’enfance toutes les acrobaties, aussi bien que les pas antiques de la danse classique. Ils connaissaient les neuf mouvements du cou, et du globe de l’œil, et les centaines de gestes des mains nécessaires pour reproduire les anciennes épopées, les contes de guerre et d’amour, les combats des dieux et des démons, les batailles courageuses et les trahisons sanglantes rapportées par la tradition. Les musiciens hurlaient les textes tandis que les acteurs, qui ne parlaient jamais, mimaient les terrifiants et grandioses exploits de Rama et des frères Pandava. Maquillés de vert et de rouge, ou de noir et de blanc, ils traversaient majestueusement la prairie, leurs robes ondulant dans la brise, leurs auréoles incrustées de morceaux de miroirs étincelant à la lumière de la lampe. De temps en temps cette lampe s’enflammait brusquement ou grésillait, et l’on eût dit qu’un nimbe de lumière sacrée ou démoniaque entourait leurs têtes, effaçant entièrement le sens de l’événement, poussant les spectateurs à sentir un instant qu’ils étaient eux-mêmes l’illusion, et que les grands corps et les figures de la danse cyclopéenne étaient la seule réalité de ce monde.
La danse continuerait jusqu’à l’aube, et s’achèverait avec le lever du soleil. Mais avant l’aurore, cependant, l’un des moines en robe safran arriva de la ville, se fraya un chemin à travers la foule, et murmura quelque chose à l’oreille de l’Éclairé.
Le Bouddha se leva, réfléchit, se rassit. Il donna un message au moine, qui hocha la tête et s’éloigna du champ de la fête.
Le Bouddha, imperturbable, parut de nouveau absorbé par le spectacle. Un moine assis près de lui remarqua qu’il frappait légèrement le sol de ses doigts et en déduisit que l’Illuminé battait la mesure et suivait le rythme des tambours, car tout le monde savait qu’il était bien au-dessus d’une chose comme l’impatience.
Quand le drame prit fin et que Sûrya le soleil rosit les robes du Ciel à l’horizon oriental du monde, on eût dit que la nuit évanouie avait tenu prisonnière la foule en un rêve angoissant, terrifiant, dont elle venait juste d’être libérée, lasse, pour errer tout au long du jour.
Le Bouddha et ses disciples partirent immédiatement vers la ville. Ils ne s’arrêtèrent pas en chemin pour se reposer, traversèrent Alundil d’une allure rapide, mais pleine de dignité.
Quand ils atteignirent le bosquet pourpre, l’Éveillé dit à ses moines de se reposer, et se dirigea vers un petit pavillon au milieu des bois.
Le moine qui avait apporté le message pendant le spectacle était assis dans le pavillon. Il soignait la fièvre du voyageur qu’il avait découvert dans les marais, où il allait souvent se promener pour mieux méditer sur la putréfaction de son corps après la mort.
Tathagata observa l’homme étendu sur la natte. Ses lèvres étaient minces et pâles, il avait le front large, les pommettes hautes, des sourcils blancs comme le givre, des oreilles pointues. Tathagata se dit qu’au moment où il soulèverait ses paupières on verrait des yeux gris, ou d’un bleu délavé. Cette forme inconsciente avait quelque chose de diaphane, de fragile peut-être, qui pouvait venir en partie de la fièvre qui la torturait, mais ne pouvait lui être entièrement attribué. Ce petit homme ne donnait pas l’impression d’être celui qui pouvait porter la chose que Tathagata élevait à présent dans ses mains. À première vue, on l’eût pris pour un très vieil homme. Mais si l’on y regardait de plus près, on se rendait compte que ses cheveux décolorés, sa frêle charpente ne signifiaient point qu’il fût d’un âge avancé, et l’on était frappé par quelque chose d’enfantin dans son aspect. À en juger par son teint, sa peau, Tathagata se dit qu’il ne devait pas souvent avoir besoin de se raser. Une grimace espiègle se cachait peut-être même quelque part entre ses joues et le coin de sa bouche.
Le Bouddha éleva la cordelette écarlate qui servait à étrangler, et que ne portaient que les bourreaux sacrés de la déesse Kâli. Il en tâta la soie, elle passa comme un serpent entre ses doigts, s’accrochant légèrement à la chair. Il ne douta pas un instant qu’elle n’eût été destinée à glisser ainsi autour de sa propre gorge. Presque inconsciemment, il la tint, la tordit dans ses mains, fit les gestes de l’étrangleur.
Il leva alors les yeux sur le moine qui l’observait, les yeux écarquillés, sourit de son sourire serein, et posa la corde. Le moine essuya la sueur sur le front pâle avec un linge humide.
L’homme sur la natte frissonna à ce contact, et ses yeux s’ouvrirent brusquement. La folie de la fièvre était en eux, et ils ne voyaient pas réellement, mais Tathagata fut profondément surpris de leur regard, qui lui causa comme un choc physique.
Ils étaient sombres comme le jais, et l’on ne voyait où finissait la pupille, où commençait l’iris. Des yeux d’un tel pouvoir dans un corps aussi frêle avaient quelque chose d’extrêmement déconcertant.
Il lui caressa la main et ce fut comme toucher de l’acier, froid, insensible. Il passa un ongle sur le dos de sa main droite, ne put faire ni égratignure ni marque, l’ongle glissant comme sur une vitre. Il serra le pouce de l’homme, il n’y eut aucun changement de couleur. On eût dit que ses mains étaient mortes, ou appendices mécaniques.
Il continua son examen. Le phénomène s’arrêtait un peu au-dessus des poignets, se reproduisait en d’autres endroits. Ses mains, son torse, son ventre, son cou, et certaines parties de son dos avaient trempé dans le bain de mort, ce qui leur donnait cette rigidité. Une immersion totale se fût évidemment révélée fatale, mais dans le cas présent, l’homme avait échangé une part de sa sensibilité tactile contre des gantelets, un plastron, une collerette, et une armure invisibles. Il était bien en vérité un des assassins d’élite de la terrible déesse.