Moitié esprit, moitié oiseau, une légende qui assombrissait le ciel.
Monture de Vichnou, dont le bec écrase les chars.
L’oiseau nommé Garuda tournait au-dessus d’Alundil.
Il tourna, dépassa les collines rocheuses qui s’élevaient derrière la ville.
— Garuda ! Le nom parcourut la ville, les champs, le temple, et le bosquet.
S’il ne volait pas seul, on savait que seul un dieu pouvait l’utiliser comme monture.
Le silence se fit. Après ces cris stridents, après le bruit de tonnerre des ailes, les voix semblaient tout naturellement murmurer.
L’Éclairé se tint sur la route, devant le bosquet. Ses moines bougeaient autour de lui, regardant dans la direction des collines rocheuses.
Sugata vint à côté de lui.
— Il n’y a qu’un an ; c’était au printemps dernier…
— Oui.
— Rild a échoué. Quelle nouvelle épreuve vous envoie le Ciel ?
Le Bouddha haussa les épaules.
— J’ai peur pour vous, mon maître. Vous êtes le seul ami que j’aie eu de ma vie. Vos enseignements m’ont donné la paix. Pourquoi ne peuvent-ils vous laisser tranquille ? Vous êtes le plus inoffensif de tous les hommes, et votre doctrine est la plus douce de toutes. Quel mal pourriez-vous leur faire ?
Tathagata se détourna.
À ce moment-là, avec de grands remous d’air, battant des ailes, lançant un dernier cri strident par son bec ouvert, Garuda s’éleva une dernière fois au-dessus des collines. Il ne vola point vers la ville, mais monta à une très haute altitude dans les cieux, et fila vers le nord. Il volait à une telle vitesse qu’en quelques instants il avait disparu.
— Son passager a mis pied à terre, il est resté par ici, dit doucement Sugata.
Le Bouddha repartit dans le bosquet pourpre.
Il arriva à pied des collines rocheuses. Il atteignit une gorge entre les rocs, suivit le sentier qu’il y trouva, et ses bottes de cuir rouge ne faisaient aucun bruit sur le chemin rocailleux.
On entendait un murmure d’eau vive, une rivière barrait le chemin un peu plus loin. D’un coup d’épaule il rejeta en arrière sa cape rouge sang, avança sur le sentier sinueux.
La poignée rubis de son cimeterre étincelait dans sa ceinture écarlate.
Il contourna un rocher, et s’arrêta.
Quelqu’un attendait, près du tronc d’arbre qui servait à franchir la rivière.
Il cligna des yeux, puis avança de nouveau.
L’homme qui se tenait là était petit et mince, vêtu des sombres robes des pèlerins, retenues par un harnois de cuir auquel s’accrochait un petit cimeterre d’acier brillant. Sa tête était rasée, à part une mèche de cheveux blancs. Ses sourcils se dressaient blancs au-dessus de ses yeux sombres. Sa peau était pâle, et ses oreilles pointues.
Le voyageur leva la main.
— Bonjour, pèlerin.
L’homme ne répondit pas, mais s’approcha pour lui barrer le chemin, s’arrêta près du tronc d’arbre qui s’étendait à travers la rivière.
— Excusez-moi, bon pèlerin, mais je veux traverser, et vous me rendez la chose difficile, dit l’étranger.
— Vous vous trompez, vous vous trompez, seigneur Yama, si vous croyez pouvoir passer.
L’homme en rouge sourit, montrant de belles dents blanches et régulières.
— C’est toujours un plaisir que d’être reconnu, même par quelqu’un qui est dans l’erreur.
— Je ne me bats pas avec des mots.
— Vraiment ? fit l’autre en levant les sourcils avec une expression d’étonnement exagéré. Alors, avec quoi vous battez-vous, Monsieur ? Pas avec ce morceau de métal tordu que vous portez ?
— Si.
— Je l’ai pris d’abord pour quelque barbare bâtonnet à prières. J’ai cru comprendre que cette région est fertile en cultes étranges et en sectes primitives. Un instant, je vous ai pris pour un partisan de ces superstitions. Mais si c’est bien une arme, comme vous le dites, j’espère que vous savez vous en servir ?
— Assez bien, répliqua l’homme en noir.
— C’est une bonne chose, répliqua Yama, car je n’aime pas tuer un être sans défense. Je me sens obligé de vous faire remarquer, cependant qu’au moment où vous paraîtrez devant le Très-Haut, pour être jugé, on vous tiendra pour un homme qui a voulu se suicider.
— Quand vous serez prêt, dieu de Mort, fit l’autre avec un léger sourire, je faciliterai le passage de votre esprit de son enveloppe de chair à un monde meilleur.
— Encore une chose, et je mettrai fin à cette conversation. Donnez-moi un nom, afin que je le transmette aux prêtres et qu’ils sachent ainsi pour qui célébrer les rites nécessaires.
— J’ai renoncé à mon nom il y a quelque temps. Et pour cette raison, le compagnon de Kâli devra mourir de la main d’un homme sans nom.
— Rild, tu es fou, fit Yama en tirant son cimeterre.
L’homme en noir prit le sien.
— Et il est juste que tu trouves la mort, privé de nom. Tu as trahi ta déesse.
— La vie est pleine de trahisons, répliqua l’autre avant de frapper. En vous empêchant de passer, en me battant, je trahis l’enseignement de mon nouveau maître. Mais je dois faire ce qu’ordonne mon cœur. Mon ancien nom ni le nouveau ne me conviennent donc plus, je ne les mérite plus. Aussi, pour vous, je n’ai pas de nom.
Et son arme fut alors comme un éclair, bondissant, cliquetant, étincelante.
Yama recula devant cet assaut, cédant du terrain, pied à pied, ne bougeant que le poignet pour parer les coups qui pleuvaient sur lui.
Quand il eut reculé de dix pas, il tint bon. Ses parades eurent plus d’ampleur, ses ripostes devinrent plus brusques, et furent suivies de feintes et d’attaques inattendues.
Ils croisèrent le fer jusqu’à ce que leur sueur arrosât le sol. Puis Yama passa à l’attaque, lentement, forçant son adversaire à reculer. Il regagna pas à pas le terrain qu’il avait perdu.
Quand ils se retrouvèrent à l’endroit où le premier coup avait été porté, Yama parla au milieu du cliquetis des armes.
— Tu as bien appris ta leçon, Rild ! reconnut-il Et mieux même que je ne l’aurais cru. Félicitations !
Tandis qu’il parlait, son adversaire réussit une double feinte et le toucha à l’épaule. De la coupure s’écoula du sang, qui se fondit immédiatement dans le rouge de son vêtement.
À cela, Yama bondit en avant, déjoua la garde de l’autre et lui assena un coup sur le côté de la gorge qui eût pu le décapiter.
Mais l’homme en noir resta ferme comme un roc.
— Alors, le bain de mort protège ton cou, dit Yama. Je vais donc chercher un point faible, et il essaya un coup bas.
Yama se déchaîna, soutenu par des siècles d’expérience et les enseignements de maîtres d’un autre âge. Pourtant Rild recevait ses attaques, avec des parades de plus en plus amples ; il recula de plus en plus vite cependant, allongeant des bottes tout en cédant du terrain.
Il recula jusqu’à la rivière.
— Il y a un demi-siècle, quand tu as été mon élève pendant une brève période, je me suis dit : « Celui-là a en lui l’étoffe d’un maître. » Et je ne me trompais pas, Rild. Tu es peut-être le plus grand escrimeur de tous les âges. Je peux presque pardonner l’apostasie quand je vois ton adresse. C’est vraiment dommage.
Il feinta, visant la poitrine, et au dernier instant, déjoua la parade, si bien qu’il posa le tranchant de sa lame sur le poignet de l’autre.
L’homme en noir fit un bond en arrière, parant désespérément, visant la tête de Yama. Il se trouva bientôt devant le tronc d’arbre posé en travers de la rivière.