— Ta main aussi est protégée, Rild. En vérité, la déesse a été prodigue de ses dons. Et cela, qu’en penses-tu ?
L’acier siffla quand il rencontra l’autre lame. Yama réussit à écorcher le biceps de Rild qui n’avait pu parer son coup.
— Ah ! Voilà un endroit qu’elle a oublié ! Essayons encore.
Les lames se touchaient, ils liaient, dégageaient le fer, feintaient, lançaient des bottes, paraient, ripostaient.
Yama para une attaque avec un coup d’arrêt et fit de nouveau saigner le haut du bras de son adversaire.
L’homme en noir monta sur le tronc d’arbre, lança un terrible coup en direction de la tête de Yama, mais celui-ci le para. Il poursuivit son avantage, attaqua plus durement, obligea l’autre à reculer sur le tronc d’arbre, puis donna un coup de pied à la passerelle improvisée.
L’autre fit un bond en arrière, atterrit sur la rive opposée. Dès qu’il eut touché le sol, il donna aussi un coup de pied au tronc d’arbre.
Il roula avant que Yama pût y monter, glissa le long de la berge, s’écrasa dans l’eau, dansa, puis descendit vers l’ouest, emporté par le courant.
— Ce n’est qu’un saut de deux mètres, Yama, traversez-donc, cria Rild.
— Reprends souffle pendant que tu le peux, fit en souriant le dieu de Mort. Respirer est le don des dieux que l’on sait le moins apprécier. Personne ne chante d’hymnes à la louange de l’air pur, respiré par le roi et le mendiant, le maître et son chien. Mais, si l’on en est privé ! Jouis de chaque souffle, Rild, comme si ce devait être le dernier. Car ce dernier est proche !
— On dit que vous en savez long sur ces choses-là, Yama, fit celui qui avait eu pour noms Rild et Sugata. On dit que vous êtes un dieu, dont le royaume est la mort, et dont la science s’étend au-delà de celle des mortels. Pendant que nous nous reposons, je voudrais donc vous poser une question.
Yama n’eut point le sourire moqueur qu’il avait opposé à toutes les autres déclarations de son adversaire. Celle-ci semblait faire partie d’un rite.
— Que désires-tu savoir ? Je t’accorde cette dernière faveur avant la mort.
Alors, dans les formes antiques du Katha Upanishad, celui qui avait eu pour noms Rild et Sugata récita :
— « Il y a un doute en ce qui concerne l’homme après sa mort. Certains disent qu’il existe encore. D’autres qu’il n’en est rien. C’est cela que je voudrais savoir, enseigné par vous. »
Yama répondit aussi avec les mots antiques :
— « Sur ce sujet les dieux mêmes ont des doutes. Il n’est pas facile de comprendre, car la nature de l’atman est subtile. Pose-moi une autre question. Délie-moi de cette obligation. »
— « Pardonnez-moi si cette question m’importe avant tout, ô Mort, mais on ne peut trouver maître qui vous égale, et je ne désire aucune faveur en cet instant. »
— « Garde ta vie et passe ton chemin, dit Yama remettant sa lame au fourreau. Je t’épargne. Choisis des fils et des petits-fils, choisis des éléphants, des chevaux, des troupeaux et de l’or. Demande-moi n’importe quelle autre faveur – de belles vierges, des chars, des instruments de musique. Je te donnerai tout et tout te servira. Mais ne me demande rien sur la mort. »
— « Ô Mort, récita l’autre, tout cela ne dure qu’un jour. Gardez pour vous vos vierges, vos chevaux, vos danses et vos chansons. Je n’accepterai comme faveur que celle que j’ai demandée. Dites-moi, ô Mort, ce qu’il y a après la vie, ce sur quoi les hommes et les dieux ont des doutes. »
Yama s’immobilisa, cessa de réciter le poème.
— Très bien, Rild, fit-il en regardant l’autre droit dans les yeux. Mais ce royaume ne s’explique point par des mots. Il faut que je te le montre.
Ils restèrent ainsi un moment, puis l’homme en noir chancela. Il couvrit son visage de son bras, ferma les yeux, et un seul sanglot lui échappa.
Alors Yama ôta sa cape de ses épaules et la jeta comme un filet à travers la rivière.
Les ourlets en étaient alourdis par du plomb et comme un filet elle recouvrit son adversaire.
Tandis qu’il se débattait pour s’en libérer, l’homme en noir entendit des pas rapides, le bruit d’un éboulement. Les bottes rouge sang de Yama avaient touché le sol, de son côté de la rivière. Il rejeta la cape, se mit en garde, para la nouvelle attaque de Yama. Derrière lui, le sol s’élevait en pente douce. Il recula.
— « Dieu de la Mort, ô, dieu de la Mort, récita-t-il, pardonnez-moi ces questions présomptueuses, et dites-moi que vous n’avez pas menti. »
— Tu le sauras bientôt, dit Yama, le blessant aux jambes.
Il lui porta ensuite un coup qui eût transpercé un autre homme, mais l’arme ne fit que glisser sur le torse de son adversaire.
Quand il arriva à un endroit où le terrain était accidenté, le petit homme, à coups de pied, envoya un nuage de poussière, une averse de graviers sur son adversaire. Yama se protégea les yeux d’une main, mais les pierres commencèrent à pleuvoir sur lui. Elles roulèrent sur le sol, sous ses bottes, il perdit pied, et tomba, glissant le long de la pente. L’autre délogea même un rocher et le suivit, tenant haut son cimeterre.
Incapable de se relever à temps pour parer l’attaque, Yama roula vers la rivière. Il réussit à se cramponner au bord d’une crevasse, mais vit le roc arriver et tenta de se hisser hors de son chemin. Comme il s’appuyait au sol des deux mains, son arme lui échappa et tomba dans les eaux.
Avec son poignard qu’il tira tout en se relevant d’un bond, il réussit à parer les coups de l’autre. Le rocher tomba dans la rivière avec un grand jaillissement d’écume.
De la main gauche, Yama saisit le poignet de Rild.
Ils luttèrent, au corps à corps, roulèrent ensemble jusqu’au bord de la gorge. Ils tombèrent dans l’eau, et au même instant, Yama sentit son poignard lui échapper, s’enfoncer dans le lit de la rivière.
Quand ils refirent surface, suffoquant, l’un et l’autre n’avait plus entre les mains que l’eau qui coulait.
— C’est le moment du dernier baptême, fit Yama.
Ils descendirent avec le courant, jusqu’au moment où leurs pieds touchèrent des rochers, et ils continuèrent à combattre péniblement dans l’eau.
La rivière s’élargit ; devint moins profonde, et l’eau bientôt tourbillonna autour de leur taille. La berge se rapprochait.
Yama donnait coup sur coup, mais il eût tout aussi bien pu s’attaquer à une statue, car celui qui avait été le bourreau sacré de Kâli recevait chaque coup sans changer d’expression, et les rendait avec une force à briser les os.
Yama se dirigea vers les eaux moins profondes.
L’autre le suivit, se jeta sur lui, reçut au ventre un coup de la botte rouge, mais son ventre était insensible. Saisi par le devant de son vêtement, Rild fut lancé par-dessus la tête de Yama, se retrouva sur le dos, dans le lit argileux de la rivière.
Yama se mit à genoux, tandis que l’autre reprenait pied sur la berge et tirait un poignard de sa ceinture. Il s’accroupit, prêt à bondir, le visage toujours impassible.
Un moment leurs yeux se rencontrèrent, mais Rild ne faiblit pas cette fois-ci.
— Je peux à présent soutenir votre regard de mort, Yama, il ne peut m’arrêter. Vous m’avez trop bien instruit !
Comme il fonçait sur lui, Yama délia sa ceinture humide et la lança comme un fouet autour de ses jambes.
Il le retint, le serra contre lui quand il tomba en avant, réussit à glisser vers les eaux profondes.
— Personne ne chante l’air qu’on respire, dit-il, mais si l’on en est privé !
Et il plongea, entraînant l’autre, ses bras comme un anneau d’acier autour de son corps.