— Es-tu satisfait ? demanda Siddharta.
— Oui, fut la réponse au bout d’un moment. Ton pouvoir est intact. Libère-moi.
— Ce petit jeu commence à me fatiguer, Taraka. Je ferais peut-être mieux de te laisser tel que tu es, et d’aller chercher de l’aide ailleurs.
— Non ! Je t’ai fait une promesse ! Que veux-tu de plus ?
— Qu’il n’y ait pas de lutte entre nous. Ou tu me sers à présent en cette affaire, ou te refuses. C’est tout. Choisis et reste fidèle à ton choix. Et à ta parole.
— Très bien. Libère-moi et j’irai voir le Ciel sur sa montagne de glace. Et je viendrai te dire quels en sont les points faibles.
— Alors, va !
Cette fois-ci, la flamme sortit plus lentement. Elle ondula devant Siddharta, prit plus ou moins forme humaine.
— Quel est ton pouvoir, Siddharta ? Comment arrives-tu à faire ce que tu fais ?
— Appelle cela électrodirection ; l’esprit maîtrise l’énergie. Le mot en vaut bien un autre. Mais quelque nom que tu lui donnes, ne cherche plus jamais à lutter contre lui. Je peux te tuer, grâce à ce pouvoir, bien qu’aucune arme faite de matière ne puisse te frapper. Va, à présent !
Taraka disparut, comme un tison plongé dans une rivière. Et Siddharta resta au milieu des rochers, sa torche illuminant toujours les ténèbres autour de lui.
Il se reposa et mille voix emplirent son esprit, prometteuses, tentatrices, suppliantes. Des visions de richesses et de splendeurs coulèrent devant ses yeux. De merveilleux harems paradèrent devant lui, on disposa des baquets à ses pieds. Des essences de musc et de champac, les volutes bleuâtres de l’encens brûlé pour lui, emplirent l’air, calmant son âme. Il marcha parmi les fleurs, suivi de femmes aux yeux brillants qui lui offraient des coupes de vin en souriant. Une voix argentine chanta pour lui, et des créatures non humaines dansèrent à la surface d’un grand lac.
— Libère-nous, libère-nous, chantaient-elles.
Mais il sourit, regarda, ne fit rien.
Peu à peu, les prières, les supplications et les promesses se transformèrent en un chœur de malédictions et de menaces. Des squelettes revêtus d’armures avancèrent vers lui, des petits enfants empalés sur leurs épées éblouissantes. Tout autour de lui se creusèrent des fosses, d’où bondissaient des flammes à odeur de soufre. Un serpent resta suspendu à une branche devant son visage, crachant son venin. Une pluie d’araignées et de crapauds s’abattit sur lui.
— Libère-nous, ou tes angoisses, tes souffrances et ton agonie seront éternelles ! crièrent les voix.
— Si vous continuez, déclara-t-il, Siddharta va se mettre en colère, et vous perdrez votre seule chance d’être libres.
Tout redevint calme autour de lui. L’esprit vide, il s’assoupit.
Il eut le temps de prendre deux repas dans la caverne. Puis il dormit de nouveau.
Taraka revint, sous la forme d’un grand oiseau aux serres redoutables. Et lui décrivit ce qu’il avait vu.
— Ceux de mon espèce peuvent entrer par les puits d’aération, mais pas les hommes. Il y a aussi beaucoup d’ascenseurs dans la montagne. Les plus grands peuvent contenir beaucoup d’hommes. Bien entendu, ils sont gardés. Mais si l’on tuait les gardes et si l’on débranchait le système d’alarme, on pourrait passer. De temps en temps, on ouvre aussi le dôme en divers endroits pour permettre aux machines volantes d’entrer et de sortir.
— Parfait, dit Siddharta. Mon royaume est à quelques semaines de voyage d’ici. Un régent me remplace depuis de nombreuses années, mais si je retourne là-bas, je peux lever une armée. Une nouvelle religion se répand à travers le pays. Les hommes n’ont peut-être plus le même respect des dieux qu’autrefois.
— Tu veux piller le Ciel ?
— Oui. Je veux que ses trésors soient accessibles au monde entier.
— Cela me plaît. La bataille ne sera pas facile à gagner, mais avec une armée d’hommes et une armée de ceux de mon espèce, nous devrions pouvoir vaincre. Libère mon peuple à présent, que nous puissions commencer.
— Je crois qu’il me faudra tout simplement te faire confiance, dit Siddharta. Alors, commençons.
Il traversa le fond du Puits d’Enfer, se dirigea vers le premier tunnel qui s’enfonçait profondément dans le sol.
Ce jour-là, ils libérèrent soixante-cinq Rakashas, qui remplirent les cavernes de leurs couleurs, de leurs mouvements, de leur lumière. L’air retentissait de cris de joie et des bruits de leur passage, tandis qu’ils glissaient dans le Puits d’Enfer, changeant constamment de forme, exaltants, libres.
Sans le moindre avertissement, l’un d’eux prit la forme d’un serpent volant et fonça vers Siddharta, serres déployées, prêtes à griffer.
Un instant, Siddharta concentra sur lui son attention.
L’être eut un cri étouffé, se désagrégea, retomba sur le sol en une pluie d’étincelles d’un bleu-blanc.
Elles pâlirent, et tout disparut.
Il y eut un grand silence dans la caverne, les lumières palpitèrent, baissèrent brusquement, tout autour du Puits.
Siddharta regarda alors le plus gros des points lumineux, Taraka.
— Est-ce que celui-là m’a attaqué pour mettre ma force à l’épreuve ? Pour voir si je peux aussi tuer de la manière dont je t’ai dit ?
Taraka s’approcha, vint flotter au-dessus de lui.
— Ce n’est pas sur mon ordre qu’il t’a attaqué. Je pense qu’il était à moitié fou, après son long emprisonnement.
— Bon, fit Siddharta, haussant les épaules. Pour le moment, amusez-vous comme vous voulez. J’ai besoin de me reposer.
Il sortit de la petite caverne. Revint dans le fond du puits, où il s’étendit sur une couverture, et s’endormit.
Il eut un rêve.
Il courait.
Son ombre s’étendait devant lui, grandissait au fur et à mesure qu’il marchait sur elle.
Elle grandit au point de ne plus être son ombre, mais une forme grotesque.
Il comprit alors que son ombre avait été rattrapée par celle de son poursuivant. Rattrapée, enveloppée, submergée, maîtrisée.
Il eut un moment d’affolement, sur la grande plaine sans issue à travers laquelle il fuyait.
Il sut que c’était à présent son ombre.
Le sort, la malédiction qui le poursuivaient n’étaient plus derrière lui.
Il sut qu’il avait lui-même forgé son destin malheureux.
Et sachant que tout ce qu’il avait été, tout ce qu’il avait fait, retombait sur lui, il se mit à rire, alors qu’il eut voulut hurler.
Quand il se réveilla, il marchait.
Il suivait le sentier tortueux le long des parois du Puits d’Enfer.
Il passait devant les flammes emprisonnées. Et chacune à son tour lui criait :
— Libérez-nous, maîtres !
Lentement, son esprit s’éclaircit.
Maîtres.
Au pluriel.
Maîtres, avaient-elles dit.
Il comprit alors qu’il ne marchait pas seul.
Aucune forme dansante, vacillante, ne bougeait dans l’obscurité autour de lui, ni au-dessous de lui.
Les flammes emprisonnées l’étaient toujours. Celles qu’il avait libérées étaient parties.
Il continua à monter le long des parois du Puits d’Enfer. Il n’avait pas de torche pour éclairer son chemin, et pourtant il voyait.
Il distinguait chaque détail de la piste rocailleuse, comme si un clair de lune l’eût illuminée.
Or ses yeux n’eussent pu voir en de telles circonstances.
On s’était adressé à lui au pluriel.
Et son corps bougeait, sans que sa volonté y fût pour rien.
Il s’efforça de s’arrêter, de rester immobile.