— C’est exact. Mais, Tak l’Archiviste, n’as-tu jamais entendu parler d’un palimpseste, un parchemin dont on a effacé l’écriture pour pouvoir l’utiliser de nouveau ?
— Certes, mais l’esprit n’est pas un parchemin.
— Vraiment ? C’est toi qui le premier as fait cette comparaison, pas moi. Qu’est la vérité, après tout ? Ce que tu la fais, dit Yama, allumant sa cigarette. Ces moines ont été témoins d’une étrange et terrible chose. Ils m’ont vu revêtir mon Aspect, user d’un Attribut. Ils ont vu Mara agir de même, ici, dans ce monastère où nous avons fait revivre le principe de l’ahimsa. Ils savent qu’un dieu peut se permettre ces choses-là sans effet sur le plan du karma, mais le choc pour eux a été grand et l’impression faite, profonde. Et nous n’avons pas encore brûlé le corps. Quand on allumera le bûcher, il faudra que l’histoire que je vous ai contée soit la vérité en leur esprit.
— Comment ? demanda Ratri.
— Ce soir même, pendant que l’image de ce qu’ils ont vu flamboie encore en leur conscience, et que leurs pensées sont encore troublées, la nouvelle vérité sera forgée et mise en place. Sam, tu t’es reposé assez longtemps, c’est à toi d’accomplir cela. Fais-leur un sermon, éveille en eux ces nobles sentiments, ces hautes qualités de l’esprit qui font que les hommes se soumettent à l’intervention des dieux. Ratri et moi unirons alors nos pouvoirs, et une nouvelle vérité naîtra.
Sam s’agita, baissa les yeux.
— Je ne sais si je puis le faire, il y a si longtemps…
— Qui a été un Bouddha est toujours un Bouddha, Sam. Fourbis quelques-unes de tes vieilles paraboles. Tu as un quart d’heure.
— Donne-moi du tabac et du papier, fit Sam, tendant la main. Il prit le paquet, roula une cigarette, en tira une longue bouffée, toussa. Je suis las de leur mentir, dit-il enfin. Je crois que c’est là la vérité.
— Mentir ? fit Yama. Mais qui te demande de mentir ? Donne-leur des passages du Sermon sur la Montagne, si tu veux, ou de l’Iliade. Peu importe ce que tu diras. Remue-les un peu, puis calme-les, c’est tout ce que je te demande.
— Et ensuite ?
— Je ferai ce qu’il faut pour les sauver, et nous en même temps.
— Évidemment, quand tu présentes les choses ainsi. Mais je ne suis plus très en forme pour ce genre de prêche. Bon, je peux bien trouver deux ou trois vérités, ajouter quelques pensées pieuses, mais donne-moi vingt minutes.
— D’accord. Ensuite, nous plions bagages et demain nous partons pour Khaipour.
— Déjà ? demanda Tak.
— Il est presque trop tard, dit Yama.
Les moines étaient assis par terre dans le réfectoire. Les tables avaient été repoussées contre les murs. Les insectes avaient disparu. Dehors, la pluie tombait toujours.
Sam, la Grande Âme, Sam l’Illuminé, entra et s’assit devant eux.
Ratri entra, vêtue en nonne bouddhiste et voilée.
Yama et Ratri allèrent au fond de la pièce où se trouvait aussi Tak.
Sam resta les yeux clos, plusieurs minutes. Puis il se mit à parler doucement.
— J’ai de nombreux noms, mais aucun d’eux n’a d’importance.
Il ouvrit alors les yeux, sans bouger la tête, sans regarder personne en particulier.
— Les noms importent peu. Parler, c’est donner des noms, mais parler n’est pas important. Il se produit une chose qui n’est jamais arrivée auparavant. La voyant, l’homme regarde la réalité. Il ne peut dire aux autres ce qu’il a vu. Les autres voudraient savoir, cependant, et le questionnent : « Comment était cette chose que vous avez vue ? » Il tente alors de le leur dire. Il a peut-être vu par exemple le premier feu en ce monde. Et il leur dit : « C’est rouge comme un pavot, mais en lui dansent d’autres couleurs. Cela n’a pas de forme, et, comme l’eau, s’écoule de toutes parts. C’est chaud comme le soleil en été, davantage même. Cela existe un moment sur une bûche, puis le bois disparaît comme s’il avait été dévoré et il ne reste qu’une chose noire et qui peut être tamisée comme le sable. Quand le bois a disparu, c’est la fin. » Ceux qui l’écoutent peuvent donc penser que cette réalité est comme un pavot, comme l’eau, le soleil, et comme ce qui mange et rejette. Ils pensent qu’elle ressemble à tout ce dont leur a parlé l’homme qui l’a vue. Mais ils n’ont pas regardé le feu, ils ne peuvent réellement le connaître, ils ne peuvent que savoir qu’il existe. Mais le feu se reproduit dans le monde, bien des fois. Des hommes de plus en plus nombreux le voient. Bientôt, le feu est aussi commun que l’herbe et les nuages, et l’air qu’ils respirent. Ils voient que si cela ressemble à un pavot, ce n’en est pas un ; ce n’est ni l’eau, ni le soleil, ni ce qui mange et rejette, même si cela y ressemble, mais quelque chose de différent de chacune de ces choses en particulier et de toutes prises ensemble. Ils regardent donc cette chose nouvelle, et ils créent un mot nouveau pour la désigner. Ils l’appellent « le feu ».
« S’ils rencontrent quelqu’un qui ne l’a pas encore vu, et qu’ils lui parlent du feu, il ne sait ce que cela veut dire. À leur tour, donc, il leur faut se contenter de lui dire à quoi il ressemble. Ce faisant, ils savent par expérience que ce qu’ils lui disent n’est pas la vérité, mais seulement une part de la vérité. Ils savent que cet homme ne connaîtra jamais la réalité grâce à leurs seuls mots, bien qu’ils aient tous les mots du monde à leur disposition. Il lui faut regarder le feu, le sentir, s’y chauffer les mains, ou rester à jamais ignorant. Donc « feu », « terre », « eau », « air », « je », ne sont que des mots et importent peu. Mais l’homme oublie la réalité et se souvient des mots. Plus il a de mots dans la mémoire, plus ses amis l’estiment intelligent. Il regarde les grandes transformations du monde, mais il ne les voit point comme elles furent vues quand l’homme regarda la réalité pour la première fois. Leurs noms viennent à ses lèvres et il sourit en les goûtant, pensant qu’il connaît les choses en les nommant. Il arrive encore des choses qui ne sont jamais arrivées auparavant. C’est toujours un miracle. La grande fleur brûlante est là, coule sur le tronc du monde, rejette les cendres du monde, elle n’est aucune de ces choses que j’ai nommées, et toutes en même temps, c’est la réalité, l’Être Sans Nom.
« Donc, je vous adjure d’oublier les noms, et les paroles que je prononce dès qu’elle sont prononcées. Contemplez plutôt en vous le Sans Nom, qui s’éveille quand je m’adresse à lui. Il écoute non mes mots, mais la réalité en moi, dont il est part. C’est l’atman qui m’entend moi plutôt que mes paroles. Tout le reste est irréel. Définir c’est perdre. L’essence de toute chose est l’Être Sans Nom, qui est inconnaissable et plus fort même que Brahma. Les choses passent, mais l’essence demeure. Vous êtes donc assis au centre d’un rêve. »
« L’essence le rêve comme un rêve de forme. Les formes passent, mais l’essence demeure, rêvant de nouveaux rêves. L’homme nomme ces rêves, pense en avoir capturé l’essence et ne sait pas qu’il invoque l’irréel. Ces pierres, ces murs, ces corps assis autour de vous sont pavots, eau et soleil. Tout est rêve de l’Être Sans Nom. Tout cela est feu, si vous le voulez. »
« De temps à autre peut venir un rêveur qui sait qu’il rêve. Il peut saisir quelque chose de l’étoffe du rêve, le soumettre à sa volonté, ou il peut s’éveiller à une plus grande connaissance de soi. S’il choisit le chemin de la connaissance de soi, sa gloire est grande et il sera pour l’éternité comme une étoile. S’il choisit la voie des Tantras, mêlant Samsâra et Nirvâna, comprenant le monde et continuant à y vivre, il est puissant parmi les rêveurs. Il peut utiliser sa puissance pour le bien ou pour le mal. Bien que ces termes aussi soient dépourvus de sens hors des noms donnés dans le Samsâra. »