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– La mondialisation a quand même du bon! dit Lucas à la serveuse qui lui porta cette fois un chocolat chaud.

– Pourquoi, c'est avec un produit coréen que vous comptez nettoyer vos cochonneries? répondit-elle, dubitative, en regardant les graffitis sur la table.

– J'effacerai tout en partant! grommela-t-il en reprenant le cheminement de sa pensée.

Puisqu'on laissait entendre que le seul froissement des ailes d'un papillon pouvait donner naissance à un cyclone, Lucas démontrerait que ce théorème pouvait s'appliquer en économie. La crise américaine ne tarderait pas à se propager en Europe et en Asie. A amp;H serait son papillon, Ed Heurt son froissement d'aile, et les docks de la ville pourraient bien être le théâtre de sa victoire.

Après avoir méthodiquement raturé le formica avec une fourchette, Lucas sortit de la cafétéria et contourna l'immeuble. Il repéra dans la rue un coupé Chrysler dont il crocheta la serrure. Au feu, il actionna la capote électrique qui se replia dans son habitacle. En descendant la rampe de parking de ses nouveaux bureaux, Lucas prit son téléphone portable. Il s'immobilisa devant le voiturier et lui fit un signe amical de la main pour qu'il patiente, le temps de terminer sa communication. D'une voix ostentatoire, il confiait à un interlocuteur imaginaire avoir surpris Ed Heurt prêcher à une ravissante journaliste que la vraie tête du groupe, était lui, et son associé seulement les jambes! Lucas enchaîna d'un formidable éclat de rire, ouvrit sa portière et tendit ses clés au jeune homme, qui lui fit remarquer que le barillet était endommagé.

– Je sais, dit Lucas, l'air contrit, on n'est plus en sécurité nulle part!

Le voiturier, qui n'avait pas perdu un mot de la conversation, le regarda s'éloigner en direction du hall de l'immeuble. Il alla garer la décapotable d'une main experte et reconnue… c'était à lui et à personne d'autre que l'assistante personnelle d'Antonio Andric confiait chaque jour le soin de garer son 4x4. La rumeur mit deux heurès à grimper jusqu'au neuvième et dernier étage du 666 Market Street, le prestigieux siège social de A amp;H: la pause-déjeuner avait freiné sa progression. À treize heures dix-sept, Antonio Andric entrait ivre de rage dans le bureau d'Ed Heurt, à treize heures vingt-neuf, le même Antonio ressortait du bureau de son associé en claquant la porte. Il cria sur le palier que «les jambes» allaient se détendre sur un terrain de golf et que les «méninges» n'avaient qu'à assurer à sa place le comité mensuel des directeurs commerciaux.

Lucas adressa un regard complice au voiturier en reprenant son cabriolet. Il n'avait rendez-vous avec son employeur que dans une heure, ce qui lui laissait le temps de faire une petite course de rien du tout. Il avait une envie folle de changer de voiture, et pour garer à sa manière celle qu'il conduisait, le port n'était pas si loin que ça.

*

Zofia avait déposé Reine chez son coiffeur et promis de venir la rechercher deux heures plus tard. Juste le temps pour elle d'aller donner son cours d'histoire au centre de formation pour les malvoyants. Les élèves de Zofia s'étaient levés lorsqu'elle avait franchi le seuil de la porte.

– Sans coquetterie, je suis la plus jeune de cette classe, asseyez-vous, je vous en prie!

L'assemblée s'était exécutée dans un murmure et Zofia reprit la leçon là où elle l'avait laissée. Elle ouvrit le livre en braille posé sur son bureau et en commença la lecture. Zofia aimait cette écriture où les mots se déliaient du bout des doigts, où les phrases se composaient au toucher, où les textes prenaient vie au creux de la main. Elle appréciait cet univers amblyope, si mystérieux pour ceux qui croyaient tout voir, bien que souvent aveugles de tant d'essentiels. Au son de la cloche, elle avait terminé sa leçon et donné rendez-vous à ses élèves le jeudi suivant. Elle avait retrouvé sa voiture et était allée chercher Reine pour la déposer chez elle. Puis elle avait traversé de nouveau la ville pour reconduire Jules du dispensaire aux docks. Le bandage qui entourait sa jambe lui donnait des allures de flibustier, il ne dissimula pas une certaine fierté lorsque Zofia lui en fit la remarque.

– Tu m'as l'air préoccupée? demanda Jules.

– Non, juste un peu débordée.

– Tu es toujours débordée, je t'écoute.

– Jules, j'ai relevé un drôle de défi. Si vous deviez faire quelque chose d'incroyablement bien, quelque chose qui changerait le cours du monde, que choisiriez-vous?

– Si j'étais utopiste ou si je croyais au miracle, je te dirais que j'éradiquerais la faim dans le monde, j'anéantirais toutes les maladies, interdirais que quiconque atteinte à la dignité d'un enfant. Je réconcilierais toutes les religions, soufflerais une immense moisson de tolérance sur la terre, je crois aussi que je ferais disparaître toutes les pauvretés. Oui, tout ça je le ferais… si j'étais Dieu!

– Et vous êtes-vous déjà demandé pourquoi Lui ne le faisait pas?

– Tu le sais aussi bien que moi, tout cela ne dépend pas de Sa volonté mais de celle des hommes à qui Il a confié la Terre. Il n'existe pas de bien immense que l'on puisse se représenter, Zofia, tout simplement parce que, au contraire du mal, le bien est invisible. Il ne se calcule ni ne se raconte sans perdre de son élégance et de son sens. Le bien se compose d'une quantité infinie de petites attentions qui, mises bout à bout, finiront, elles, un jour peut-être, par changer le monde. Demande à n'importe qui de te citer cinq hommes qui ont changé en bien le cours de l'humanité. Je ne sais pas, par exemple, le premier des démocrates, l'inventeur des antibiotiques, ou un faiseur de paix. Aussi étrange que cela paraisse, peu de gens pourront les nommer, alors qu'ils évoqueront sans problème cinq dictateurs. On connaît tous le nom des grandes maladies, rarement celui de ceux qui les ont vaincues. L'apogée du mal que chacun redoute n'est rien d'autre que la fin du monde, mais ce même chacun semble ignorer que l'apogée du bien a déjà eu lieu… le jour de la Création.

– Mais alors, Jules, que feriez-vous pour faire le bien, accomplir le très bien?

– Je ferais exactement ce que tu fais! Je donnerais à ceux que je côtoie l'espoir de tous les possibles. Tu as inventé une chose merveilleuse tout à l'heure, sans même t'en rendre compte.

– Qu'est-ce que j'ai fait?

– En passant devant mon arche tu m'as souri. Un peu plus tard, ce détective qui vient souvent déjeuner par ici est passé en voiture, il m'a regardé avec son éternel air bougon. Nos regards se sont croisés, je lui ai confié ton sourire, et quand il est reparti, je l'ai vu, il le portait sur ses lèvres. Alors, avec un peu d'espoir, il l'aura transmis à celui ou celle qu'il allait voir. Tu réalises maintenant ce que tu as fait? Tu as inventé une sorte de vaccin contre l'instant de mal-être. Si tout le monde faisait cela, rien qu'une seule fois par jour, donner juste un sourire, imagines-tu l'incroyable contagion de bonheur qui filerait sur la terre? Alors tu remporterais ton pari.

Le vieux Jules toussa dans sa main.

– Mais, bon. Je t'ai dit que je n'étais pas utopiste. Alors, je vais me contenter de te remercier de m'avoir reconduit jusqu'ici.

Le clochard sortit de la voiture et avança vers son abri. Il se retourna, fit un petit signe de la main à Zofia:

– Quelles que soient les questions que tu te poses, fie-toi à ton instinct et continue de faire ce que tu fais.

Zofia le regarda, interrogative.

– Jules, que faisiez-vous avant de vivre ici?

Il disparut sous l'arche, sans répondre.

Zofia rendit visite à Manca au Fisher's Deli, l'heure du déjeuner était déjà bien entamée et, pour la seconde fois de la journée, elle avait un service à demander à quelqu'un. Le contremaître n'avait pas touché à son assiette. Elle s'assit à sa table.