Après s'être occupée du transfert de Mathilde, Zofia revint au Memorial Hospital, dans un autre service cette fois-ci. Elle entra dans le pavillon n°3 et grimpa jusqu au troisieme etage.
Le service des hospitalisations pédiatriques était comme à son habitude surchargé. Dès que le petit Thomas eut reconnu son pas au fond du couloir, tout son visage s'illumina. Pour lui, les mardis et vendredis étaient des jours sans gris. Zofia caressa sa joue, s'assit au bord de son lit, déposa un baiser sur sa main qu'elle souffla dans sa direction (c'était leur geste complice), et reprit sa lecture à la page cornée. Personne n'était autorisé à toucher au livre qu'elle rangeait dans le tiroir de sa table de nuit après chaque visite. Thomas y veillait comme sur un trésor. Même lui ne se permettait pas de lire le moindre mot en son absence. Le petit bonhomme à la tête chauve connaissait mieux que quiconque la valeur de l'instant magique. Seule Zofia pouvait lui dire ce conte. Nul ne confisquerait une minute des histoires fantastiques du lapin Theodore. De ses intonations elle rendait chaque ligne précieuse. Parfois elle se levait, parcourait la pièce de long en large; chacune de ses grandes enjambées qu'elle accompagnait d'amples mouvements de bras et de mimiques provoquait aussitôt les rires sans retenue du petit garçon. Pendant l'heure féerique où les personnages s'animaient dans sa chambre, c’était la vie qui reprenait ses droits. Même quand il rouvrait les yeux, Thomas oubliait les murs, sa peur et la douleur.
Elle replia l'ouvrage, le rangea en bonne place et regarda Thomas qui fronçait les sourcils.
– Tu as l'air soucieux tout à coup?
– Non, répondit l'enfant.
– Quelque chose t'a échappé dans l'histoire?
– Oui.
– Quoi? dit-elle en reprenant sa main.
– Pourquoi tu me la racontes?
Zofia ne trouva pas les mots justes pour formuler sa réponse, alors Thomas sourit.
– Moi je sais, dit-il.
– Alors, dis-Ie-moi.
Il rougit et fit glisser le pli du drap de coton entre ses doigts. Il murmura:
– Parce que tu m'aimes!
Et cette fois, ce furent les joues de Zofia qui s'empourprèrent.
– Tu as raison, c'était exactement le mot que je cherchais, dit-elle d'une voix douce.
– Pourquoi les adultes ne disent pas toujours la verité?
– Parce qu'elle leur fait peur parfois, je crois.
– Mais toi tu n'es pas comme eux, n'est-ce pas?
– DIsons que je fais de mon mieux, Thomas.
Elle releva le menton de l'enfant et l'embrassa. Il plongea dans ses bras et la serra très fort. Le câlin achevé, Zofia avança vers la porte, mais Thomas la rappela une dernière fois.
– Je vais mourir?
Thomas la dévisageait, Zofia scruta longuement le regard si profond du petit garçon.
– Peut-être.
– Pas si tu es là, alors à vendredi, dit l'enfant.
– À vendredi, répondit Zofia en soufflant le baiser au creux de sa main.
Elle reprit le chemin des docks pour aller vérifier le bon déroulement du débardage d'un cargo. Elle s'approcha d'une première pile de palettes, un détail avait attiré son attention: elle s'agenouilla pour contrôler la vignette sanitaire qui garantissait le respect de la chaîne du froid. La pastille avait viré au noir. Zofia prit immédiatement son talkie-walkie et bascula sur le canal 5. Le bureau des services vétérinaires ne répondit pas à son appel. Le camion réfrigéré qui attendait au bout de la travée ne tarderait pas à emporter la marchandise impropre vers les nombreux restaurants de la ville. Il lui fallait trouver une solution au plus vite. Elle tourna la molette sur le canal 3.
– Manca, c'est Zofia, où êtes-vous?
Le poste grésilla.
– À la vigie, dit Manca, et il fait très beau si vous aviez un doute sur la question! Je pourrais presque voir les côtes chinoises!
– Le Vasco-de-Gama est en déchargement, pouvez-vous m'y rejoindre au plus vite?
– Il y a un problème?
– J'aimerais mieux en parler avec vous sur place, répondit-elle en raccrochant.
Elle attendait Manca au pied de la grue qui transbordait les palettes du navire vers la terre, il arriva quelques minutes plus tard, au volant d'un Fenwick.
– Alors qu'est-ce que je peux faire pour vous? demanda Manca.
– Au bout de cette grue, il y a dix palettes de crevettes non comestibles.
– Et?
– Comme vous pouvez le constater, les services sanitaires ne sont pas là et je n'arrive pas à les joindre.
– J'ai bien deux chiens et un hamster à la maison, mais je ne suis pas vétérinaire pour autant. Et puis qu'est-ce que vous y connaissez en crustacés, vous?
Zofia lui montra la pastille témoin.
– Les crevettes n'ont pas de secret pour moi! Si on ne s'en occupe pas, il ne fera pas bon aller au restaurant en ville ce soir…
– Ben oui, mais qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse, à part manger un steak chez moi?
– … Ni pour les petits de manger à la cantine demain!
La phrase n'était pas innocente, Manca ne supportait pas que l'on touche à un seul cheveu d'un enfant, ils étaient sacrés pour lui. Il la fixa quelques instants en se frottant le menton.
– Bon, d'accord! dit Manca en s'emparant de l’émetteur de Zofia.
Il changea la fréquence pour contacter le grutier.
– Samy, mets-toi au large!
– C'est toi, Manca? J'ai trois cents kilos au bout, ça peut attendre?
– Non!
La flèche pivota lentement, entraînant sa charge dans un lent balancement. Elle s'immobilisa à la verticale de l'eau.
– Bien! dit Manca dans le micro. Maintenant je vais te passer l'officier en chef de la sécurité qui vient de repérer une grosse faiblesse à ton arrimage. Elle va t'ordonner de larguer tout de suite pour que tu ne prennes pas de risque personnel, et tu vas lui obéir à la même vitesse parce que c'est son métier de faire des trucs comme ça!
Il tendit le combiné à Zofia avec un immense sourire. Zofia hésita et toussota avant de transmettre l'ordre. Il y eut un bruit sec et le crochet se défit. Les palettes de crustacés s'abîmèrent dans les eaux du port. Manca remonta sur son Fenwick. En démarrant, il oublia qu'il avait enclenché la marche arrière et renversa les caisses déjà à terre. Il s'arrêta à la hauteur de Zofia.
– Si les poissons sont malades cette nuit, c'est votre problème, je ne veux pas en entendre parler! Des papiers de l'assurance non plus!
Et le tracteur fila sans bruit sur l'asphalte.
L'après-midi touchait à sa fin. Zofia traversa la ville, la boulangerie qui fabriquait les macarons préférés de Mathilde se trouvait à la pointe nord de Richmond sur 45th Street. Elle en profita pour faire quelques courses.
Zofia rentra une heure plus tard, les bras chargés, et grimpa jusqu'à l'étage. Elle repoussa la porte du pied, elle ne voyait pas grand-chose devant elle et passa directement dernere le comptoir de la cuisine. Elle souffla en posant les paquets bruns sur le plateau en bois et releva la tête: Reine et Mathilde la regardaient avec un air plus qu'étrange.
– Je peux profiter de ce qui vous fait rire? demanda Zofia.
– Nous ne rions pas! assura Mathilde.
– Pas encore… mais à voir vos deux têtes, je parie que ça ne va pas tarder.
– Tu as reçu des fleurs! susurra Reine entre ses lèvres qu'elle pinçait.
Zofia les dévisagea tour à tour.
– Reine les a mises dans la salle de bains! ajouta Mathilde, la gorge nouée.
– Pourquoi dans la salle de bains? demanda Zofia, suspicieuse.
– L'humidité je suppose! répliqua Mathilde, hilare.
Zofia écarta le rideau de douche et entendit Reine ajouter:
– Ce genre de végétal a besoin de beaucoup d’eau!
Le silence régna d'une pièce à l'autre. Lorsque Zofia demanda qui avait eu la délicatesse de lui envoyer un nénuphar, le rire de Reine éclata dans le salon, celui de Mathilde suivit aussitôt. Reine retrouva suffisamment de contenance pour ajouter qu’il y avait un petit mot sur le rebord du lavabo.