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– Croyez-moi, vu les tarifs, on peut être exigeant!

– Vous avez certainement une carte de crédit dorée? répondit Zofia du tac au tac.

– Absolument! Comment le savez-vous? demanda Lucas, l'air aussi étonné que ravi.

– Elles rendent souvent arrogant… Croyez-moi, les additions sont sans commune mesure avec la solde des employés de la salle.

– C'est un point de vue, accusa Lucas en mâchouillant une énième olive.

Dès lors, à chaque fois qu'il commanda des amandes… un autre verre… une serviette propre… il fit l'effort de prononcer quelques mercis étouffés qui semblaient vraiment lui brûler la gorge. Zofia s'inquiéta de ce qui n'allait pas chez lui, il éclata d'un rire tonitruant. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, il était vraiment heureux de l’avoir rencontrée. Dix-sept olives plus tard, il régla l’addltion sans laisser de pourboire. En sortant de l’etablissement, Zofia glissa discrètement un billet de cinq dollars dans la main du chasseur qui était allé rechercher la voiture de Lucas.

– Je vous dépose? dit-il.

– Non, merci, je vais prendre un taxi.

D'un geste large, Lucas ouvrit la portière côté passager.

– Montez, je vous dépose!

Le cabriolet filait à vive allure. Lucas fit vrombir le moteur et inséra un disque compact dans le lecteur de la console de bord. Un grand sourire aux lèvres, il saisit une carte de crédit Platinium de sa poche et l'agita entre le pouce et l'index.

– Vous reconnaîtrez qu'elles n'ont pas que des défauts!

Zofia le dévisagea quelques secondes. À la vitesse de l'éclair, elle lui ôta le morceau de plastique doré des doigts et le jeta par-dessus bord.

– Il paraît même qu'ils les refont en vingt-quatre heures! dit-elle.

La voiture pila dans un crissement de pneus, Lucas éclata de rire.

– L'humour, c'est irrésistible chez une femme!

Quand la voiture se rangea devant la station de taxis, Zofia fit pivoter la clé de contact pour couper le bruit assourdissant du moteur. Elle descendit et referma délicatement sa portière.

– Vous êtes certaine que vous ne voulez pas que je vous raccompagne chez vous? demanda Lucas.

– Je vous remercie, mais j'ai rendez-vous. En revanche, j'ai un petit service à vous demander.

– Tout ce que vous voudrez!

Zofia se pencha à la fenêtre de Lucas.

– Pourriez-vous attendre que j'aie tourné au coin de la rue avant de remettre votre supertondeuse à gazon en marche?

Elle recula d'un pas, il agrippa son poignet.

– J'ai passé un moment divin, dit Lucas.

Il la pria d'accepter de reconduire ce dîner manqué. Les premiers moments d'une rencontre étaient toujours difficiles, malaisés pour lui, car il était timide. Elle devait leur laisser une chance de mieux se connaître. Zofia restait perplexe quant à sa définition de la timidité.

– On ne peut pas juger les gens sur une première impression, n'est-ce pas?

Il y avait une once de charme dans le ton qu'il avait emprunté… Elle accepta un déjeuner, rien de plus! Puis elle tourna les talons et avança vers le taxi en tête de station. Le V12 de Lucas vrombissait déjà dans son dos.

*

Le taxi se rangea le long du trottoir. Les cloches de Grace Cathedral résonnèrent de leur neuvième coup. Zofia entra chez Simbad, elle était pile à l'heure. Elle replia le menu qu'elle rendit à la serveuse et prit une gorgée d'eau, décidée à entrer dans le vif du sujet qui l'avait amenée à cette table. Il lui fallait convaincre les chefs du syndicat d'enrayer le mouvement de grogne sur les quais.

– Même si vous les soutenez, vos dockers ne tiendront pas plus d'une semaine sans salaire. Si l'activité s'arrête, les cargos n'auront qu'à s'amarrer de l'autre côté de la baie. Vous allez tuer les docks, dit-elle d'une voix sans faille.

L'activité marchande était vivement concurrencée par Oakland, le port voisin rival. Un nouveau blocus risquait d'entraîner le départ des entreprises de fret. L'appétit des promoteurs, qui lorgnaient depuis dix ans les plus beaux terrains de la ville, était déjà suffisamment aiguisé pour que l'on ne joue pas en plus au Petit Chaperon rouge, avec des parfums de grève dans un panier.

– C'est arrivé à New York et à Baltimore, ça peut nous arriver ici, reprit-elle, convaincue de la cause qu'elle défendait.

Et si les quais marchands fermaient leurs portes, les conséquences ne seraient pas seulement désastreuses pour la vie des dockers. Très vite les flux incessants de camions qui traverseraient quotidiennement les ponts achèveraient d'engorger les accès de la presqu'île. Les gens devraient quitter leur domicile encore plus tôt pour se rendre au travail et rentreraient chez eux encore plus tard. Il ne faudrait pas six mois avant que beaucoup d'entre eux ne se résignent à migrer plus au sud.

– Vous ne croyez pas que vous poussez le bouchon un peu loin? demanda l'un des hommes. Il ne s'agit que de renégocier les primes de risque! Et puis je pense que nos collègues d'Oakland seront solidaires.

– C'est ce que l'on appelle la théorie du battement de l'aile du papillon, insista Zofia en déchirant un bout de la nappe en papier.

– Qu'est-ce qu'ils viennent faire là, les papillons? demanda Manca.

L'homme au complet noir qui dînait derrière eux se retourna pour intervenir dans leur conversation. Le sang de Zofia se glaça aussitôt qu'elle reconnut Lucas.

– C'est un principe géophysique qui prétend que le mouvement des ailes d'un papillon en Asie crée un déplacement d'air qui peut devenir, de répercussion en répercussion, un cyclone dévastant les côtes de la Floride.

Les délégués syndicaux se regardèrent tour à tour, aussi silencieux que dubitatifs. Manca trempa son quignon de pain dans la mayonnaise et renifla avant de s'exclamer:

– Quitte à faire les cons au Vietnam, on aurait dû en profiter pour sulfater les chenilles, au moins on n'y serait pas allé pour rien!

Lucas salua Zofia et se retourna vers la journaliste qui l'interviewait à la table voisine. Le visage de Zofia était couleur pivoine. L'un des délégués lui demanda si elle était allergique aux crustacés, elle n'avait pas touché à son plat. Elle se sentait légèrement nauséeuse, se justifia-t-elle, leur offrant de partager son assiette. Elle les supplia de réfléchir avant de commettre l'irréparable, puis s'excusa: elle ne se sentait vraiment pas très bien.

Tous se levèrent quand elle quitta la table. En passant, elle se pencha vers la jeune femme et la regarda fixement. Surprise, celle-ci eut un mouvement de recul, manquant de basculer en arrière. Zofia lui adressa un sourire forcé.

– Vous devez drôlement lui plaire pour être face a la vue! Cela dit, vous êtes blonde! Je vous souhaite une bonne soirée… professionnelle… à tous les deux!

Elle se dirigea d'un pas déterminé vers les vestiaires, Lucas se précipita, la retint par le bras et la força à se retourner.

– Qu'est-ce qui vous a pris?

– Professionnel, c'est difficile à épeler, non? Un f, deux s, deux n, et vous savez quoi? Pas de q dedans! Et pourtant, en y mettant un peu de bonne volonté, on arrive quand même à en trouver un, n'est-ce pas!

– C'est une journaliste!

– Oui, moi aussi je suis journaliste: le dimanche, je recopie mon bloc-notes de la semaine dans mon journal intime.

– Mais Amy est une vraie journaliste!

– Et le gouvernement a l'air très occupé en ce moment à communiquer avec Amy!

– Parfaitement, et ne parlez pas si fort, vous allez griller ma couverture!

– Celle de son magazine, je suppose? Offrez-lui quand même un dessert, j'en ai vu un à moins de six dollars à la carte!

– La couverture de ma mission, bon sang!

– Ça, c'est une vraie bonne nouvelle! Plus tard, quand je serai grand-mère, je pourrai raconter à mes petits-enfants qu'un soir j'ai pris l'apéritif avec James Bond! À la retraite, vous aurez bien le droit de lever le secret-défense?