– Je n'ai rien contre lui, dit-elle, mais, si ses échelles étaient en meilleur état, je l'aimerais encore plus.
– Le matériel n'y est pour rien dans cet accident.
– Comment le savez-vous?
– Les murs des docks ont des oreilles, des petits bouts de mot par-ci forment des petits bouts de phrase par-là…
– Vous savez comment Gomez est tombé?
– C'est bien là tout le mystère. Avec un jeune on aurait pu croire à un moment d'inattention. Depuis le temps qu'on entend dire à la télé que les jeunes sont plus cons que les vieux… mais je n'ai pas la télé et le docker était un vieux briscard. Personne ne va gober qu'il a dévissé tout seul sur un barreau.
– Il a pu avoir un malaise?
– Possible aussi, mais reste à savoir pourquoi il aurait eu ce malaise.
– Mais vous avez votre petite idée!.
– J'ai surtout un peu froid, cette saleté d'humidité me rentre jusque dans les os, j'aimerais bien continuer notre conversation mais un peu plus loin. Près de l'escalier qui monte aux bureaux, là-bas il y a comme un microclimat, ça te dérangerait que nous fassions quelques mètres ensemble?
Zofia offrit son bras au vieil homme. Ils s'abritèrent sous la coursive qui longeait la façade. Jules se déplaça de quelques pas pour s'installer juste au-dessous de la seule fenêtre encore allumée à cette heure tardive. Zofia savait que les personnes âgées avaient toutes leurs manies et que pour bien les aimer il fallait savoir ne pas contrarier leurs habitudes.
– Voilà, on est bien ici, dit-il, c'est même là qu'on est le mieux!
Ils s'assirent au pied du mur. Jules lissa les plis de son éternel pantalon au motif prince-de-galles.
– Alors, reprit Zofia, pour Gomez?
– Moi je ne sais rien! Mais si tu écoutes, il est bien possible que cette petite brise nous raconte quelque chose.
Zofia fronça les sourcils, mais Jules posa un doigt sur ses lèvres. Dans le silence de la nuit, Zofia entendit la voix grave de Lucas résonner dans le bureau, juste au-dessus de sa tête.
Heurt était assis au bout de la table en formica. Il poussa un petit colis emballé dans du papier kraft devant le directeur des services immobiliers du port. Terence Wallace avait pris place en face de Lucas.
– Un tiers maintenant. Le second viendra lorsque votre conseil d'administration aura voté l'expropriation des docks et le dernier dès que je signerai le mandat de commercIalisation exclusif des terrains, dit le vice-président.
– Nous sommes bien d'accord que vos administrateurs devront se réunir avant la fin de la semaine, ajouta Lucas.
– Le délai est terriblement court, gémit l'homme, qui n'avait pas encore osé saisir le paquet brun.
– Les élections approchent! La mairie sera ravie d'annoncer la transformation d'une zone polluante en résidences proprettes. Ce sera comme un cadeau tombé du ciel! renchérit Lucas en chassant le paquet vers les mains de Wallace. Votre travail ne devrait pas être si compliqué que ça!
Lucas se leva pour s'approcher de la fenêtre qu'il entrebâilla et ajouta:
– Et puisque vous n'aurez bientôt plus besoin de travailler… vous pourrez même refuser la promotion qu'ils vous offriront pour vous remercier de les avoir enrichis…
– Pour avoir trouvé une solution à une crise annoncée! reprit Wallace d'une voix minaudière, en tendant une grande enveloppe blanche à Ed.
– La valeur de chaque parcelle est indiquée dans ce rapport confidentiel, dit-il. Surévaluez les prix de dix pour cent et mes administrateurs ne pourront pas refuser votre offre.
Wallace empoigna son dû et secoua joyeusement le colis.
– Je les aurai tous réunis vendredi au plus tard, ajouta-t-il.
Le regard de Lucas qui s'échappait par la vitre fut attiré par l'ombre légère qui fuyait en contrebas. Lorsque Zofia monta dans sa voiture, il lui sembla qu'elle le regardait droit dans les yeux. Les feux arrière de la Ford disparurent au loin. Lucas baissa la tête.
– Vous n'avez jamais d'états d'âme, Terence?
– Ce n'est pas moi qui vais provoquer cette grève! répondit-il en quittant le bureau.
Lucas refusa qu'Ed le raccompagne et resta seul.
Les cloches de Grace Cathedral sonnèrent minuit. Lucas enfila sa gabardine et glissa ses mains dans les poches. En ouvrant la porte, il caressa du bout des doigts la couverture du petit livre dérobé qui ne le quittait plus. Il sourit, contempla les étoiles et récita:
– Qu'il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour de la nuit… et qu'ils servent de signes pour séparer la lumière des ténèbres.
Dieu vit que cela était bon.
Il y eut un soir, il y eut un matin…
Quatrième Jour
Mathilde avait gémi presque toutes les heures, la douleur n'avait cessé de troubler son sommeil et sa nuit n'avait connu de répit qu'aux premières lueurs du matin. Zofia s'était levée sans faire de bruit, elle s'était habillée et avait quitté l'appartement sur la pointe des pieds. La fenêtre du palier dispensait un joli soleil. En bas de l'escalier elle avait trouvé Reine qui repoussait du pied la porte d'entrée, les bras pleins d'un bouquet de fleurs énorme.
– Bonjour, Reine.
Reine qui serrait une lettre entre ses lèvres ne pouvait répondre, Zofia avança aussitôt pour l'aider. Elle s'empara de l'immense gerbe et la posa sur la console de l'entrée.
– Vous avez été drôlement gâtée, Reine.
– Moi non, mais toi oui! Tiens, le petit mot aussi a l'air d'être pour toi! dit-elle en lui tendant l'enveloppe que Zofia, intriguée, décacheta.
Je vous dois des explications, appelez-moi, s'il vous plaît. Lucas.
Zofia rangea le mot dans sa poche. Reine contemplait les fleurs, mi-admirative, mi-moqueuse.
– Il ne s'est pas foutu de toi, dis donc! Il Y en a près de trois cents, et toutes de variétés différentes! Je n'aurai jamais un vase suffisamment grand!
Miss Sheridan retourna dans son appartement. Zofia lui emboîta le pas, emportant le somptueux bouquet dans ses bras.
– Pose ces fleurs près de l'évier, je te ferai des bouquets à taille humaine, tu les reprendras en rentrant. File, je vois que tu es déjà en retard.
– Merci, Reine, je passerai tout à l'heure.
– Oui, oui, c'est ça, allez ouste, je déteste ne te voir qu'à moitié et ta tête est déjà ailleurs!
Zofia embrassa sa logeuse et quitta la maison. Reine prit cinq vases dans le placard qu'elle aligna sur la table, chercha son sécateur dans le tiroir de la cuisine et commença ses compositions. Elle lorgna sur une longue branche de lilas qu'elle mit de côté. Quand elle entendit le parquet craquer au-dessus de sa tête, elle abandonna son ouvrage pour préparer le petit déjeuner de Mathilde. Quelques instants plus tard, elle montait l'escalier en marmonnant:
– Hôtelière, fleuriste… et puis quoi maintenant? Non mais, je te jure!
Zofia rangea sa voiture devant le Fisher's Deli. Elle reconnut l'inspecteur Pilguez en entrant dans le bar; il l'invita à s'asseoir.
– Comment va notre protégée?
– Elle se rétablit doucement, sa jambe la fait souffrir plus que son bras.
– C'est normal, dit-il, on n'a plus beaucoup de raison de marcher sur les mains ces derniers temps!
– Qu'est-ce qui vous amène par ici, inspecteur?
– La chute du docker.
– Et qu'est-ce qui vous rend d'humeur aussi maussade?
– L'enquête sur la chute du docker! Vous prenez quelque chose? dit Pilguez en se retournant vers le comptoir.
Depuis l'accident de Mathilde, l'établissement assurait un service minimum: en dehors des heures de pointe, il fallait s'armer de patience pour obtenir un café.
– Est-ce que l'on sait pourquoi il est tombé? reprit Zofia.
– La commission d'enquête pense que c'est le barreau de l'échelle qui est en cause.
– C'est plutôt une très mauvaise nouvelle, murmura Zofia.
– Je ne suis pas convaincu par leurs méthodes d'investigation! J'ai eu un petit accrochage avec leur responsable.
– À quel sujet?
– J'avais l'impression qu'il faisait des gargarismes en répétant le mot «vermoulu». Le problème, continua Pilguez, plongé dans ses pensées, c'est que le panneau des fusibles semble n'intéresser aucun des commissaires!
– Que vient-il faire là, votre tableau de fusibles?
– Ici rien, mais près de la cale, beaucoup! Il n'y a pas trente-six raisons pour qu'un docker expérimenté tombe. Soit l'échelle est pourrie, je ne dis pas qu'elle était de première jeunesse… soit il y a faute d'inattention: pas le genre de Gomez! À moins que la cale ne soit très sombre, ce qui devient le cas si la lumière s'éteint brutalement. Alors l'accident est quasiment inévitable.
– Vous suggérez qu'il s'agirait d'un acte de malveillance?
– Je suggère que le meilleur moyen de faire dévisser Gomez était de couper les projecteurs pendant qu'il était sur l'échelle! Il faudrait presque porter des lunettes de soleil pour bosser là-dedans quand c'est éclairé, à votre avis que se passe-t-il quand tout est plongé dans le noir? Le temps que vos yeux accommodent, vous perdez l'équilibre. Vous n'avez jamais eu le vertige en entrant dans un magasin ou dans un cinéma après être resté en plein soleil? Imaginez l'effet, perché en haut d'un escabeau de vingt mètres!
– Vous avez des preuves de ce que vous avancez?
Pilguez mit la main dans sa poche et sortit un mouchoir qu'il posa sur la table. Il le déplia, découvrant un petit cylindre rond calciné sur toute sa longueur. Il répondit à l'air interrogatif de Zofia.
– J'ai un fusible grillé auquel il manque un zéro à l'ampérage.
– Je ne suis pas très douée en électricité…
– Ce machin était dix fois trop faible pour la charge qu'il devait supporter!
– C'est une preuve ça?
– De mauvaise foi en tout cas! La résistance pouvait tenir cinq minutes au mieux avant de rendre l'âme.
– Mais tout ça prouverait quoi?
– Qu'il n'y a pas que dans les cales du ValParaiso qu'on ne voit pas très clair.
– Qu'en pense la commission d'enquête?
Pilguez triturait le fusible, son visage dissimulait mal sa colère.
– Elle pense que ce que j'ai entre les mains ne prouve rien puisque je ne l'ai pas trouvé sur le tableau!
– Mais vous pensez le contraire?
– Oui!
– Pourquoi?
PiIguez fit rouler le coupe-circuit sur la table, Zofia s'en empara pour l'observer attentivement.
– Je l'ai ramassé sous l'escalier, la surtension avait dû l'envoyer valdinguer. Celui qui est venu effacer ses traces n'a pas dû le retrouver. Sur le tableau, il y en avait un flambant neuf.
– Vous comptez ouvrir une enquête criminelle?
– Pas encore, là aussi j'ai un problème!
– Lequel?
– Le motif! Quel pouvait être l'intérêt de faire tomber Gomez au fond de ce rafiot? À qui l'accident pouvait-il bien servir? Vous avez une idée?
Zofia résista au malaise qui l'envahissait, elle toussa et mit sa main devant son visage.
– Pas la moindre!
– Même petite? demanda Pilguez, suspicieux.
– Même minuscule, dit-elle en toussant à nouveau.
– Dommage, répondit Pilguez en se levant.
Il traversa le bar, sortit en cédant le passage à Zofia et se dirigea vers sa voiture. Il s'appuya à sa portière et se retourna vers Zofia.
– N'essayez jamais de mentir, vous n'avez aucun don pour ça!
Il lui adressa un sourire forcé et s'installa derrière son volant, Zofia courut vers lui.
– Il y a une chose que je ne vous ai pas dite!
Pilguez regarda sa montre et soupira.
– La commission d'enquête avait mis le bateau hors de cause hier soir et personne n'est retourné l'inspecter depuis.
– Alors qu'est-ce qui aurait pu les convaincre de changer d'avis pendant la nuit? demanda l'inspecteur.
– La seule chose que je sais, c'est que la mise en cause du navire va provoquer une nouvelle grève.
– En quoi cela bénéficie-t-il à la commission?
– Il doit bien y avoir un lien, cherchez-le!
– S'il y en a un, c'est le commanditaire de la chute de Gomez.
– Un accident, une conséquence, une seule et même finalité, murmura Zofia, troublée.
– Je vais commencer par aller fouiller dans le passé de la victime pour écarter d'autres hypothèses.
– Je suppose que c'est ce qu'il y a de mieux à faire, dit Zofia.
– Et vous, où allez-vous?
– À l'assemblée générale des dockers.
Elle s'écarta de la portière, Pilguez mit son moteur en marche et s'éloigna.
En sortant de la zone portuaire il téléphona à son bureau. La responsable du dispatching décrocha à la septième sonnerie, Pilguez enchaîna aussitôt:
– Bonjour, ici les pompes funèbres, le détective Pilguez a fait un malaise, il est décédé en essayant de vous joindre, et nous voulIons savoir si vous preferiez que l'on vous dépose son corps au commissariat ou directement chez vous!
– Enfin! Y a une décharge à deux blocs d'ici, vous n'avez qu'à le déposer là-bas, j'irai le voir dès que j'aurai une adjointe et que je ne serai plus obligée de décrocher ce téléphone toutes les deux minutes, répondit Nathalia.
– Gracieux!
– Qu'est-ce que tu veux?
– Tu ne t'es même pas inquiétée une seconde?
– Tu ne fais plus de malaise depuis que je surveille ta glycémie et ton cholestérol. En revanche, il m'arrive de regretter l'époque où tu allais manger tes œufs en cachette; au moins, ta mauvaise humeur avait ses heures de faiblesse. C'était pour prendre de mes nouvelles que tu me passais cet appel bourré de charme?
– J'ai un service à te demander.
– Au moins on peut dire que tu sais t'y prendre! Je t'écoute toujours…
– Regarde sur le serveur central tout ce que tu peux trouver sur le dénommé Felix Gomez, 56 Fillmore Street, carte de docker 54687. Et j’aimerais bien savoir qui t'a raconté que je mangeais des œufs en cachette!
– Moi aussi je suis dans la police, figure-toi. Tu manges aussi délicatement que tu parles!
– Et alors, qu'est-ce que ça prouve?
– Qui porte tes chemises au pressing? Bon, je te laisse, j'ai six lignes en attente, et il y a peut-être une vraie urgence.
Une fois que Nathalia eut coupé la communication, Pilguez enclencha la sirène de son véhicule et fit demi-tour.