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Au cours de son enfance, Jules aimait à traîner près de la décharge de ferraille où une presse immense compressait les carcasses des vieilles voitures. Pour chasser les solitudes qui hantèrent ses nuits, il avait souvent imaginé la vie du jeune cadre nanti qui avait ruiné la sienne en 1'«évaluant» bon pour la casse. Ses cartes de crédit s'étaient effacées à l'automne, son compte en banque n'avait pas survécu à l'hiver, il avait quitté sa maison au printemps. L'été suivant, il avait sacrifié un immense amour en emportant sa fierté dans un dernier voyage. Sans même s'en rendre compte, le dénommé Jules Minsky, cinquante-huit ans, était revenu élire domicile non fixe sous l'arche n°7 du quai 80 du port marchand de San Francisco. Il pourrait bientôt y fêter dix années de belles étoiles. Il se plaisait à raconter à qui pouvait l'entendre que, le jour de son grand départ, il ne s'était vraiment rendu compte de rien.

Zofia avisa la cicatrice qui suintait sous l'accroc du pantalon en tweed au motif prince-de-galles.

– Jules, vous devez aller faire soigner cette jambe!

– Ah, ne recommence pas, s'il te plaît, elle va très bien ma jambe!

– Si on ne nettoie pas cette plaie, elle sera gangrenée dans moins d'une semaine et vous le savez très bien!

– J'ai déjà vécu la pire des gangrènes, ma jolie, alors une de plus, une de moins! Et puis, depuis le temps que je demande à Dieu de venir me rechercher, il faut bien que je le laisse faire. Si je me soigne à chaque fois que j'ai quelque chose de travers, à quoi ça sert d'implorer de partir de cette foutue terre! Alors tu vois, ce bobo, c'est mon ticket gagnant pour l'ailleurs.

– Qui vous met des idées aussi stupides dans la tête?

– Personne, mais il y a un jeune gars qui traîne par ici et qui est tout à fait d'accord avec moi. J'aime bien discuter avec lui. Quand je le vois, c'est mon reflet dans un miroir passé. Il s'habille avec le même genre de costume que ceux que je portais avant que mon tailleur n'ait le vertige en découvrant les abîmes de mes poches. Je lui prêche la bonne parole, lui la mauvaise, on fait un peu de troc, tu vois, et moi je me distrais.

Ni mur ni toit, personne à haïr, pas plus de nourriture devant la porte que de barreaux qu'on rêverait de scier… La condition de Jules Minsky avait été pire que celle d'un prisonnier. Rêver pouvait devenir un luxe quand on luttait pour sa survie. Le jour, il fallait chercher de la nourriture dans les décharges, l'hiver, marcher sans cesse pour lutter contre l'alliance mortelle du sommeil et du froid.

– Jules, je vous conduis au dispensaire!

– Je croyais que tu travaillais à la sécurité du port, pas à l'Armée du Salut!

Zofia tira de toutes ses forces sur le bras du clochard pour l'aider à se relever. Il ne lui facilita pas la tâche mais finit bon gré mal gré par l'accompagner jusqu'à sa voiture. Elle lui ouvrit la portière, Jules passa sa main dans sa barbe, hésitant. Zofia le regarda, silencieuse. Les rides magnifiques autour de ses prunelles azur composaient les fortins d'une âme riche d'émotions. Autour de sa bouche épaisse et souriante se dessinaient d'autres calligraphies, celles d'une existence où la pauvreté n'était que celle de l'apparence.

– Ça ne va pas sentir très bon dans ton carrosse. Avec cette foutue guibole, je n'ai pas pu aller jusqu'aux douches ces derniers jours!

– Jules, si l'on dit que l'argent n'a pas d'odeur, pourquoi un peu de misère en aurait-elle? Arrêtez de discuter et montez!

Après avoir confié son passager aux soins du dispensaire, elle redescendit vers les docks. En chemin, elle fit un crochet pour rendre visite à Miss Sheridan: elle avait un précieux service à lui demander. Elle la trouva sur le pas de sa porte. Reine avait quelques courses à faire et, dans cette ville réputée pour ses rues pentues où chaque pas est un defi pour une personne âgée, rencontrer Zofia à cette heure inhabituelle relevait du miracle. Zofia la pria de s'installer dans la voiture et monta en courant à son appartement. Elle entra chez elle, jeta un coup d'œil à son répondeur téléphonique qui n’avait enregistré aucun message et redescendit aussitôt. En chemin, elle se confia à Reine, qui accepta de recevoir Mathilde jusqu'à ce qu'elle se retablisse. Il faudrait trouver un moyen de la hisser jusqu'à l'étage et quelques bonnes paires de bras pour descendre le lit métallique remisé au grenier.

*

Confortablement installé dans la cafétéria du 666 Market Street, Lucas griffonnait quelques calculs à même la table en formica, prenant possession de son tout nouvel emploi au sein du plus grand groupe immobilier de Californie. Il trempait son septième croissant dans une tasse de café crème, penché sur l'ouvrage passionnant qui racontait comment s'était développée la Silicon Valley: Une vaste bande de terres, devenues en trente ans la plus stratégique zone de hautes technologies, baptisée le poumon de l'informatique du monde. Pour ce spécialiste du changement d'identité, se faire embaucher avait été d'une simplicité déconcertante, il prenait déjà un plaisir fou à la préparation de son plan machiavélique.

La veille, dans l'avion de New York, la lecture d'un article du San Francisco Chronicle sur le groupe immobilier A amp;H avait illuminé l'œil de Lucas: la physionomie rondouillarde de son vice-président s'offrait sans retenue à l'objectif du photographe. Ed Heurt, le H de A amp;H, excellait dans l'art de se pavaner d'interview en conférence de presse, vantant sans relâche les incommensurables contributions de son groupe à l'essor économique de la région. L'homme, qui ambitionnait depuis vingt ans une carrière de député, ne ratait jamais une cérémonie officielle. Il s'apprêtait à inaugurer en grand tralala dominical l'ouverture officielle de la pêche au crabe.

C'est à cette occasion que Lucas avait croisé la route d'Ed Heurt.

L'impressionnant carnet d'adresses influentes dont Lucas avait habilement nourri la conversation lui avait valu le poste de conseiller à la vice-présidence, aussitôt créé pour lui. Les rouages de l'opportunisme n'avaient aucun secret pour Ed Heurt et l'accord fut scellé avant que le numéro deux du groupe n'eût achevé d'engloutir une pince de crabe, généreusement trempée dans une mayonnaise au safran, qui tacha tout aussi généreusement le plastron de son smoking.

Il était onze heures ce matin et, dans une heure, Ed présenterait Lucas à son associé, Antonio Andric, le président du groupe.

Le A de A amp;H dirigeait d'une main de fer dans un gant de velours le vaste réseau commercial qu'il avait su mailler au fil des années. Un sens inné de l'immobilier, une assiduité inégalable au travail avaient permis à Antonio Andric de développer un immense empire qui employait plus de trois cents agents et presque autant de juristes, comptables et assistantes.

Lucas hésita avant de renoncer à une huitième viennoiserie. Il claqua du pouce et de l'index pour commander un cappuccino. Mâchouillant son feutre noir, il compulsa ses feuillets et continua de réfléchir. Les statistiques qu'il avait empruntées au departement informatique de A amp;H étaient éloquentes.

S'accordant finalement un petit pain au chocolat, Il conclut qu'il était impossible de louer, vendre ou acheter le moindre immeuble ou parcelle de terrain dans toute la vallée sans traiter avec le groupe qui l'employait depuis la veille au soir. La plaquette publicitaire et son ineffable slogan: «L'immobilier intelligent» lui permirent d'affiner ses plans.

A amp;H était une entité à deux têtes, son talon d'Achille se situait à la jonction des deux cous de l'hydre. Il suffirait que les deux cerveaux de l'organisation aspirent au même air pour en venir à s'étouffer mutuellement. Qu'Andric et Heurt se disputent la barre du navire, et le groupe ne tarderait pas à dériver. Le naufrage brutal de l'empire A amp;H attiserait vite l'appétit des grands propriétaires, entraînant la déstabilisation du marché immobilier dans une vallée où les loyers étaient des piliers fondamentaux de la vie économique. Les réactions des places financières ne se feraient pas attendre et les entreprises de la région seraient vite asphyxiées.