– C'est chaud et froid en même temps, c'est doux, dit-elle.
Le plateau que portait le sommelier s'inclina légèrement, le verre à cognac glissa. Quand il heurta la pierre au sol, il éclata en sept morceaux, tous identiques. La salle se tut, Lucas toussota et Zofia brisa le silence.
Elle avait encore deux questions à poser à Lucas, mais elle voulut qu'il lui promette d'y répondre sans détour, et il promit.
– Que faisiez-vous en compagnie du directeur immobilier du port?
– C'est étrange que vous me demandiez cela.
– On avait dit sans détour!
Lucas regarda fixement Zofia, elle avait posé sa main sur la table, la sienne s'en approcha.
– C'était un rendez-vous professionnel, comme la dernière fois.
– Ce n'était pas une vraie réponse, mais vous anticipez ma seconde question. Quel est votre métier? Pour qui travaillez-vous?
– Nous pourrions dire que je suis en mission.
Les doigts de Lucas pianotèrent fébrilement sur la nappe.
– Quel genre de mission? reprit Zofia.
Les yeux de Lucas abandonnèrent Zofia un instant, un certain regard avait détourné son attention: au fond de la salle, il venait de reconnaître Blaise, le sourire malin au coin des lèvres.
– Qu'y a-t-il? demanda-t-elle. Vous ne vous sentez pas bien?
Lucas était métamorphosé. Zofia reconnaissait à peine celui qui avait partagé cette soirée riche de sentiments inédits.
– Ne me posez aucune question, dit-il. Allez au vestiaire, prenez votre manteau et rentrez chez vous. Je vous contacterai demain, je ne peux rien vous expliquer maintenant, j'en suis désolé.
– Qu'est-ce qui vous prend? dit-elle, le visage interdit.
– Partez, maintenant!
Elle se leva et traversa la salle. Les moindres bruits venaient à ses oreilles: le couvert qui tombe, les verres qui s'entrechoquent, le vieux monsieur qui s'essuie la lèvre supérieure d'un mouchoir presqu’aussi vieux que lui, la femme mal habillée qui regarde la pâtisserie dévorée d'envie, l'homme d'affaires qui joue son propre rôle en lisant un journal, sur le chemin entre les tables ce couple qui ne parie plus depuis qu'elle s'est levée. Elle pressa le pas, enfin les portes de l'ascenseur se refermèrent. Tout en elle n'était plus qu'émotions contredites.
Elle courut jusqu'à la rue où le vent la saisit. Dans la voiture qui s'enfuyait, il n'y avait plus qu'elle et un frisson de mélancolie.
Quand Blaise s'assit à la place que Zofia venait d'abandonner, Lucas serra les poings.
– Alors, comment vont nos affaires? dit-il, jovial.
– Qu'est-ce que vous foutez là? demanda Lucas d'une voix qui ne cherchait nullement à cacher son irritation.
– Je suis responsable de la communication interne et externe, alors je viens un peu communiquer… avec vous!
– Je n'ai aucun compte à vous rendre!
– Lucas, Lucas, allons! Qui parle de comptabilité? Je viens simplement m'inquiéter de la santé de mon poulain, et, à ce que j'ai vu, il a l'air de se porter à merveille.
Blaise se fit aussi mielleux que faussement amical.
– Je savais que vous étiez brillant, mais là, je dois avouer que je vous avais sous-estimé.
– Si c'est tout ce que vous aviez à me dire, je vous invite à prendre congé!
– Je l'ai regardée pendant que vous la berciez de vos sérénades, et je dois reconnaître qu'au moment du dessert j'étais impressionné! Parce que là, mon vieux, ça frise le génie!
Lucas scruta Blaise attentivement, cherchant à décrypter ce qui pouvait rendre hilare ce parfait abruti.
– La nature n'a pas été très heureuse avec vous, Blaise, mais ne désespérez pas. Il y aura bien un jour chez nous une pénitente qui aura commis quelque chose de suffisamment grave pour être condamnée à passer quelques heures dans vos bras!
– Ne soyez pas faussement modeste, Lucas, j'ai tout compris et j'approuve. Votre intelligence me surprendra toujours.
Lucas se retourna pour demander d'un signe de la main qu'on lui porte l'addition. Blaise s'en empara et tendit une carte de crédit au maître d'hôtel.
– Laissez, c'est pour moi!
– Où voulez-vous en venir exactement? demanda Lucas en reprenant l'addition des doigts moites de Blaise.
– Vous pourriez m'accorder plus de confiance. Dois-je vous rappeler que c'est grâce à moi que cette mission vous a été confiée? Alors ne jouons pas aux imbéciles puisque nous savons très bien tous les deux!
– Que savons-nous? dit Lucas en se levant.
– Qui elle est!
Lucas se rassit lentement et dévisagea Blaise.
– Et qui est-elle?
– Mais elle est l'autre, mon cher… votre autre!
La bouche de Lucas s'entrouvrit légèrement, comme si l'air se raréfiait soudain. Blaise enchaîna:
– Celle qu'ils ont envoyée contre vous. Vous êtes notre démon, elle est leur ange, leur élite.
Blaise se pencha vers Lucas, qui fit un mouvement en arrière.
– Ne soyez pas dépité comme ça, mon vieux, enchaîna-t-il, c'est mon métier de tout savoir. Je me devais bien de vous féliciter. La tentation de l'ange n'est plus une victoire pour notre camp, c’est un triomphe! Et c'est bien de cela qu'il s'agit, n'est-ce pas?…
Lucas avait senti une pointe d’apprehension dans la dernière question de Blaise.
– N'est-ce pas votre métier que de tout savoir, mon vieux? ajouta Lucas avec une ironie mêlée de colère.
Il quitta la table. Alors qu'il traversait la salle, il entendit la voix de Blaise:
– J'étais aussi venu vous dire de rallumer votre portable. On vous cherche! La personne que vous avez approchée ces dernières heures souhaiterait beaucoup pouvoir conclure un accord ce soir.
L'ascenseur se referma sur Lucas. Blaise avisa l'assiette de dessert inachevée, il se rassit et trempa son doigt moite dans le chocolat.
La voiture de Zofia filait le long de Van Ness Avenue, sur son passage tous les feux passaient au vert. Elle alluma le poste de radio et chercha une fréquence rock. Ses doigts frappaient le volant au gré des percussions, ils tapaient intensément, de plus en plus fort, jusqu'à ce que la douleur envahisse les phalanges. Elle bifurqua dans Pacific Heights et vint se ranger sans ménagement devant la petite maison.
Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient éteintes. Zofia monta vers l'étage. Lorsqu'elle posa son pied sur la troisième marche de l'escalier, la porte de Miss Sheridan s'entrouvrit. Zofia suivit le rai de lumière qui filait à travers la pénombre jusque dans l'appartement de Reine.
– Je t'avais prévenue!
– Bonsoir, Reine.
– Assieds-toi donc près de moi, tu me diras plutôt bonsoir en repartant. Quoique, à voir ta mine, il est possible qu'on se dise plutôt bonjour à ce moment-là.
Zofia s'approcha du fauteuil. Elle s'assit sur la moquette et posa sa tête sur l'accoudoir. Reine lui caressa les cheveux avant de prendre la parole:
– Tu as une question, j'espère? Parce que, moi, j'ai une réponse!
– Je suis bien incapable de vous dire ce que je ressens.
Zofia se leva, avança vers la fenêtre et souleva le voile. La Ford semblait dormir dans la rue. Reine reprit:
– Loin de moi l'idée d'être indiscrète. Enfin, à l'impossible, nul n'est tenu! À mon âge, le futur rétrécit à vue d'œil, et quand on est presbyte comme je le suis, il y a de quoi s'inquiéter. Alors chaque jour qui passe, je regarde devant moi, avec la fâcheuse impression que la route va s'arrêter à la pointe de mes chaussures.
– Pourquoi dites-vous ça, Reine?
– Parce que je connais ta générosité, et ta pudeur aussi. Pour une femme de mon âge, les joies, les tristesses de ceux qu'on aime sont comme des kilomètres gagnés dans la nuit qui s'annonce. Vos espoirs, vos envies nous rappellent qu'après nous le chemin continue, que ce que nous avons faIt de notre vie a eu un sens, même infime… un tout petit bout de raison d'être. Alors maintenant, tu vas me dire ce qui ne va pas!