– Je ne sais pas!
– Ce que tu ressens s'appelle le manque!
– Il y a tant de choses que j'aimerais pouvoir vous dire.
– Ne t'inquiète pas, je les devine…
Reine souleva doucement le menton de Zofia de la pointe du doigt.
– Réveille-moi donc ton sourire; il suffit d'une minuscule graine d'espoir pour planter tout un champ de bonheur… et d'un peu plus de patience pour lui laisser le temps de pousser.
– Vous avez aimé quelqu'un, Reine?
– Tu vois toutes ces vieilles photos dans ces albums, eh bien, elles ne servent strictement à rien! La plupart des gens qui sont dessus sont déjà morts depuis longtemps et, pourtant, elles sont très importantes pour moi. Sais-tu pourquoi?… Parce que je les prises! Si tu savais comme je voudrais que mes jambes m'emmènent encore une fois là-bas! Profite, Zofia! Cours, ne perds pas de temps! Nos lundis sont parfois éreintants, nos dimanches maussades, mais Dieu que le renouvellement de la semaine es doux.
Reine ouvrit la paume de sa main, prit l'index de Zofia et lui fit parcourir le trait de sa ligne de vie.
– Sais-tu ce qu'est le Bachert, Zofia?
Zofia ne répondit pas, la voix de Reine se fit plus douce encore:
– Écoute bien, c'est la plus belle histoire du monde: le Bachert est la personne que Dieu t'a destinée, elle est l'autre moitié de toi-même, ton vrai amour. Alors, toute l'intelligence de ta vie sera de la trouver… et, surtout, de la reconnaître.
Zofia regarda Reine en silence. Elle se leva, lui déposa un baiser plein de tendresse sur le front et lui souhaita bonne nuit. Avant de sortir, elle se retourna pour lui demander une dernière chose:
– Il y a un de vos albums que j'aimerais beaucoup voir.
– Lequel? Tu les as tous parcourus une bonne dizaine de fois!
– Le vôtre, Reine.
Et la porte se referma doucement sur elle.
Zofia gravit les marches. Sur son palier elle se ravisa, reprit l'escalier sans faire de bruit et réveilla la vieille Ford. La ville était presque déserte. Elle descendit California Street. Un feu la força à marquer l'arrêt devant l'entrée de l'immeuble où elle avait dîné. Le voiturier lui fit un petit signe amical de la main, elle détourna la tête et regarda Chinatown qui s'ouvrait à sa gauche. Quelques blocs plus bas, elle rangea sa voiture le long du trottoir, traversa le parvis à pied, apposa sa main sur la paroi est de la Tour pyramidale et entra dans le hall.
Elle salua Pierre et se dirigea vers l'ascenseur qui conduisait au dernier étage. Quand les portes s'ouvrirent, elle demanda à voir Michaël. L'hôtesse était désolée, le jour oriental était levé et son parrain œuvrait à l'autre bout du monde.
Elle hésita, et demanda si Monsieur était disponible.
– En principe oui, mais là, ça risque d'être un peu difficile.
La réceptionniste ne put résister à l'envie de répondre à l'air intrigué de Zofia.
– À vous je peux bien le dire! Monsieur a un dada, un hobby si vous préférez: les fusées! Il en raffole! L'idée que les hommes en envoient plein dans le ciel le rend hilare. Il ne rate jamais un départ, Il s'enferme dans son bureau, allume tous ses écrans et personne ne peut plus Lui parler. Je ne vous cache pas que ça devient un peu problématique depuis que les Chinois s'y sont mis eux aussi!
– Et il y a un lancement en ce moment? demanda Zofia, impassible.
– Sauf problème technique, le décollage est prévu dans 37 minutes et 24 secondes! Vous voulez que je Lui laisse un message, c'était important?
– Non, ne Le dérangez pas, j'avais juste une question, je reviendrai.
– Où serez-vous un peu plus tard? Quand je laisse des mémos incomplets, j'ai toujours droit à une petite réflexion en coin.
– Je vais probablement aller marcher sur les quais, enfin, je crois. Alors, bonne nuit occidentale, ou bon jour oriental, comme vous préférez!
Zofia quitta la Tour. Une fine pluie tombait, elle marcha sans se presser jusqu'à sa voiture et reprit le volant en direction du quai 80, cet autre endroit de la ville qui était son refuge.
Elle eut envie d'air pur, de voir des arbres, et prit la direction du nord. Elle entra dans le Golden Gate Park par la voie Martin Luther King qu'elle remonta jusqu'au lac central. Le long de la petite route, les réverbères dessinaient des myriades de halos dans la nuit étoilée. Ses phares éclairèrent la petite cabane en bois où les promeneurs viennent louer des barques les jours de beau temps. Le parking était désert, elle y laissa la Ford et marcha jusqu'à un banc sous un lampadaire, où elle s'assit. Poussé par une brise légère, un grand cygne blanc dérivait sur l'eau les yeux clos, passant près d'une grenouille endormie sur un nénuphar. Zofia soupira.
Elle Le vit arriver au bout de l'allée. Monsieur marchait d'un pas nonchalant, les mains dans les poches. Il enjamba le petit grillage et coupa par la pelouse, évitant les massifs de fleurs. Il s'approcha et s'assit à côté d'elle.
– Tu as demandé à me voir?
– Je ne voulais pas vous déranger, Monsieur…
– Tu ne me déranges jamais. Tu as un problème?
– Non, une question.
Les yeux de Monsieur s'éclairèrent un peu plus encore.
– Alors je t'écoute, ma fille.
– Nous passons notre temps à prêcher l'amour, mais nous les anges, nous ne disposons que de théories. Alors, Monsieur, qu'est-ce vraiment que l'amour sur terre?
Il regarda le ciel et prit Zofia sous son épaule.
– Mais c'est la plus belle chose que j'aie inventée! L'amour c'est une parcelle d'espoir, le renouvellement perpétuel du monde, le chemin de la terre promise. J'ai créé la différence pour que l'humanité cultive l'intelligence: un monde homogène aurait été triste à mourir! Et puis la mort n'est qu'un moment de la vie pour celui ou celle qui a su aimer et être aimé.
Du bout du pied, Zofia traça fébrilement un rond dans le gravier.
– Mais le Bachert, c'est une histoire vraie?
Dieu sourit et lui prit la main.
– Belle idée, n'est-ce pas? que celui qui trouve son autre moitié devienne plus abouti que l'humanité tout entière. Ce n'est pas l'homme qui est unique en soi – si je l'avais voulu ainsi, je n'en aurais créé qu'un; c'est lorsqu'il commence à aimer qu'il le devient. La création humaine est peut-être imparfaite, mais rien n'est plus parfait dans l'univers que deux êtres qui s'aiment.
– Alors je comprends mieux maintenant, dit Zofia en traçant une ligne droite juste au milieu de son cercle.
Il se leva, remit ses mains dans les poches et s'apprêtait à partir quand Il posa sa main sur la tête de Zofia et lui dit d'une parole douce et complice:
– Je vais te confier un grand secret, la seule et unique question que je me pose depuis le premier jour: Est-ce vraiment moi qui ai inventé l'amour, ou est-ce l'amour qui m'a inventé?
S'éloignant d'un pas léger, Dieu regarda son reflet dans l'eau et Zofia l'entendit grommeler:
– Monsieur par-ci, Monsieur par-là, il faut vraiment que je me trouve un prénom dans cette maison… déjà qu'ils me vieillissent avec cette barbe…
Il se retourna et demanda à Zofia:
– Que penserais-tu de Houston comme prénom?
Interloquée, Zofia le regarda partir, ses sublimes mains étaient croisées dans son dos, il continuait de marmonner tout seul.
– Monsieur Houston, peut-être… Non… Houston, c'est parfait!