– Vous avez été drôlement gâtée, Reine.
– Moi non, mais toi oui! Tiens, le petit mot aussi a l'air d'être pour toi! dit-elle en lui tendant l'enveloppe que Zofia, intriguée, décacheta.
Je vous dois des explications, appelez-moi, s'il vous plaît. Lucas.
Zofia rangea le mot dans sa poche. Reine contemplait les fleurs, mi-admirative, mi-moqueuse.
– Il ne s'est pas foutu de toi, dis donc! Il Y en a près de trois cents, et toutes de variétés différentes! Je n'aurai jamais un vase suffisamment grand!
Miss Sheridan retourna dans son appartement. Zofia lui emboîta le pas, emportant le somptueux bouquet dans ses bras.
– Pose ces fleurs près de l'évier, je te ferai des bouquets à taille humaine, tu les reprendras en rentrant. File, je vois que tu es déjà en retard.
– Merci, Reine, je passerai tout à l'heure.
– Oui, oui, c'est ça, allez ouste, je déteste ne te voir qu'à moitié et ta tête est déjà ailleurs!
Zofia embrassa sa logeuse et quitta la maison. Reine prit cinq vases dans le placard qu'elle aligna sur la table, chercha son sécateur dans le tiroir de la cuisine et commença ses compositions. Elle lorgna sur une longue branche de lilas qu'elle mit de côté. Quand elle entendit le parquet craquer au-dessus de sa tête, elle abandonna son ouvrage pour préparer le petit déjeuner de Mathilde. Quelques instants plus tard, elle montait l'escalier en marmonnant:
– Hôtelière, fleuriste… et puis quoi maintenant? Non mais, je te jure!
Zofia rangea sa voiture devant le Fisher's Deli. Elle reconnut l'inspecteur Pilguez en entrant dans le bar; il l'invita à s'asseoir.
– Comment va notre protégée?
– Elle se rétablit doucement, sa jambe la fait souffrir plus que son bras.
– C'est normal, dit-il, on n'a plus beaucoup de raison de marcher sur les mains ces derniers temps!
– Qu'est-ce qui vous amène par ici, inspecteur?
– La chute du docker.
– Et qu'est-ce qui vous rend d'humeur aussi maussade?
– L'enquête sur la chute du docker! Vous prenez quelque chose? dit Pilguez en se retournant vers le comptoir.
Depuis l'accident de Mathilde, l'établissement assurait un service minimum: en dehors des heures de pointe, il fallait s'armer de patience pour obtenir un café.
– Est-ce que l'on sait pourquoi il est tombé? reprit Zofia.
– La commission d'enquête pense que c'est le barreau de l'échelle qui est en cause.
– C'est plutôt une très mauvaise nouvelle, murmura Zofia.
– Je ne suis pas convaincu par leurs méthodes d'investigation! J'ai eu un petit accrochage avec leur responsable.
– À quel sujet?
– J'avais l'impression qu'il faisait des gargarismes en répétant le mot «vermoulu». Le problème, continua Pilguez, plongé dans ses pensées, c'est que le panneau des fusibles semble n'intéresser aucun des commissaires!
– Que vient-il faire là, votre tableau de fusibles?
– Ici rien, mais près de la cale, beaucoup! Il n'y a pas trente-six raisons pour qu'un docker expérimenté tombe. Soit l'échelle est pourrie, je ne dis pas qu'elle était de première jeunesse… soit il y a faute d'inattention: pas le genre de Gomez! À moins que la cale ne soit très sombre, ce qui devient le cas si la lumière s'éteint brutalement. Alors l'accident est quasiment inévitable.
– Vous suggérez qu'il s'agirait d'un acte de malveillance?
– Je suggère que le meilleur moyen de faire dévisser Gomez était de couper les projecteurs pendant qu'il était sur l'échelle! Il faudrait presque porter des lunettes de soleil pour bosser là-dedans quand c'est éclairé, à votre avis que se passe-t-il quand tout est plongé dans le noir? Le temps que vos yeux accommodent, vous perdez l'équilibre. Vous n'avez jamais eu le vertige en entrant dans un magasin ou dans un cinéma après être resté en plein soleil? Imaginez l'effet, perché en haut d'un escabeau de vingt mètres!
– Vous avez des preuves de ce que vous avancez?
Pilguez mit la main dans sa poche et sortit un mouchoir qu'il posa sur la table. Il le déplia, découvrant un petit cylindre rond calciné sur toute sa longueur. Il répondit à l'air interrogatif de Zofia.
– J'ai un fusible grillé auquel il manque un zéro à l'ampérage.
– Je ne suis pas très douée en électricité…
– Ce machin était dix fois trop faible pour la charge qu'il devait supporter!
– C'est une preuve ça?
– De mauvaise foi en tout cas! La résistance pouvait tenir cinq minutes au mieux avant de rendre l'âme.
– Mais tout ça prouverait quoi?
– Qu'il n'y a pas que dans les cales du ValParaiso qu'on ne voit pas très clair.
– Qu'en pense la commission d'enquête?
Pilguez triturait le fusible, son visage dissimulait mal sa colère.
– Elle pense que ce que j'ai entre les mains ne prouve rien puisque je ne l'ai pas trouvé sur le tableau!
– Mais vous pensez le contraire?
– Oui!
– Pourquoi?
PiIguez fit rouler le coupe-circuit sur la table, Zofia s'en empara pour l'observer attentivement.
– Je l'ai ramassé sous l'escalier, la surtension avait dû l'envoyer valdinguer. Celui qui est venu effacer ses traces n'a pas dû le retrouver. Sur le tableau, il y en avait un flambant neuf.
– Vous comptez ouvrir une enquête criminelle?
– Pas encore, là aussi j'ai un problème!
– Lequel?
– Le motif! Quel pouvait être l'intérêt de faire tomber Gomez au fond de ce rafiot? À qui l'accident pouvait-il bien servir? Vous avez une idée?
Zofia résista au malaise qui l'envahissait, elle toussa et mit sa main devant son visage.
– Pas la moindre!
– Même petite? demanda Pilguez, suspicieux.
– Même minuscule, dit-elle en toussant à nouveau.
– Dommage, répondit Pilguez en se levant.
Il traversa le bar, sortit en cédant le passage à Zofia et se dirigea vers sa voiture. Il s'appuya à sa portière et se retourna vers Zofia.
– N'essayez jamais de mentir, vous n'avez aucun don pour ça!
Il lui adressa un sourire forcé et s'installa derrière son volant, Zofia courut vers lui.
– Il y a une chose que je ne vous ai pas dite!
Pilguez regarda sa montre et soupira.
– La commission d'enquête avait mis le bateau hors de cause hier soir et personne n'est retourné l'inspecter depuis.
– Alors qu'est-ce qui aurait pu les convaincre de changer d'avis pendant la nuit? demanda l'inspecteur.
– La seule chose que je sais, c'est que la mise en cause du navire va provoquer une nouvelle grève.
– En quoi cela bénéficie-t-il à la commission?
– Il doit bien y avoir un lien, cherchez-le!
– S'il y en a un, c'est le commanditaire de la chute de Gomez.
– Un accident, une conséquence, une seule et même finalité, murmura Zofia, troublée.
– Je vais commencer par aller fouiller dans le passé de la victime pour écarter d'autres hypothèses.
– Je suppose que c'est ce qu'il y a de mieux à faire, dit Zofia.
– Et vous, où allez-vous?
– À l'assemblée générale des dockers.
Elle s'écarta de la portière, Pilguez mit son moteur en marche et s'éloigna.
En sortant de la zone portuaire il téléphona à son bureau. La responsable du dispatching décrocha à la septième sonnerie, Pilguez enchaîna aussitôt:
– Bonjour, ici les pompes funèbres, le détective Pilguez a fait un malaise, il est décédé en essayant de vous joindre, et nous voulIons savoir si vous preferiez que l'on vous dépose son corps au commissariat ou directement chez vous!
– Enfin! Y a une décharge à deux blocs d'ici, vous n'avez qu'à le déposer là-bas, j'irai le voir dès que j'aurai une adjointe et que je ne serai plus obligée de décrocher ce téléphone toutes les deux minutes, répondit Nathalia.