Le chef du syndicat fit la grimace en se frottant le genou.
– J'ai une arthrite terrible, gemit-il, l’humidité des quais, qu'est-ce que vous voulez c'est le métier qui veut ça!
Il claudiqua en s'éloignant.
– Ne bougez pas de là, tous les deux, grommela Pilguez.
Il abandonna Lucas et Zofia pour courir dans la direction où les dockers s'étaient élancés. Lucas le suivit du regard.
Alors que l'ombre de l'inspecteur se dérobait derrière un tracteur, Lucas avança vers Zofia et prit ses mains dans les siennes. Elle hésita avant de poser sa question.
– Vous n'êtes pas un Vérificateur, n'est-ce pas? dit-elle d'une voix pleine d'espoir.
– Non, je ne sais pas de quoi vous parlez!
– Et vous ne faites pas non plus partie du gouvernement?
– Disons que je travaille pour quelque chose de… comparable. Mais je te dois quand même d'autres explications.
Un fracas de tôle retentit au loin. Lucas et Zofia se regardèrent et coururent tous deux dans la direction d'où le bruit était venu.
– S'ils mettent la main sur lui, je ne donne pas cher de sa peau! dit Lucas en courant à petite foulée.
– Alors priez pour que ça n'arrive pas, répondit Zofia en se hissant à sa hauteur.
– Oh, de toute façon, pour ce qu'elle vaut! reprit Lucas avec deux enjambées d'avance.
Zofia le dépassa à nouveau.
– Vous ne manquez vraiment pas d'air quand même!
– Côté souffle, je suis inépuisable!
Il grimaça en redoublant d'efforts pour reprendre la tête dans la chicane qui se profilait entre deux piles de containers. Zofia accéléra sa course pour l'empêcher de revenir à sa hauteur.
– Ils sont là-bas, dit-elle, hors d'haleine mais toujours en tête.
Lucas sprinta pour la rejoindre. Au loin, une fumée blanche s'échappait de la calandre de la Jaguar empalée sur la fourche d'un chargeur. Zofia inspira profondément pour maintenir son allure.
– Je m'occupe de lui et vous des dockers… dès que vous m'aurez rejointe, dit-elle en donnant une nouvelle impulsion.
Elle contourna la foule compacte qui encerclait la carcasse du véhicule, ne voulant pas se retourner au risque de perdre quelques précieuses secondes. Elle se délectait de la tête que devait faire Lucas dans son dos.
– C'est ridicule, on ne faisait pas la course, à ce que je sache! entendit-elle crier trois foulées en arrière.
L'assistance était silencieuse et contemplait la voiture vide. Un des dockers accourut: le gardien n'avait vu passer personne devant sa guérite, Ed était encore prisonnier des quais et devait certainement se cacher à l'abri d'un container. L'assemblée se dispersa, chacun partant dans une direction, décidé à retrouver le premier le fuyard. Lucas se rapprocha de Zofia.
– Je n'aimerais pas être à sa place!
– On dirait vraiment que ça a l'air de vous ravir! répondit-elle, énervée. Aidez-moi plutôt à le localiser avant eux!
– Je suis un peu à court de souffle là, mais on se demande à qui la faute!
– Mais quelle mauvaise foi! dit Zofia en campant ses mains sur ses hanches. Qui a commencé?
– Vous!
La voix de Jules les interrompit.
– Votre conversation a l'air passionnante, mais si vous pouviez la reprendre un peu plus tard, nous pourrions peut-être sauver une vie. Suivez-moi!
Jules leur expliqua en chemin qu'Ed avait abandonné sa voiture juste après le choc pour se précipiter vers la sortie du port. La meute se rapprochait dangereusement de lui quand il était passé à la hauteur de l'arche n°7.
– Où est-il? s'inquiéta Zofia, marchant au côté du vieux clochard.
– Sous une pile de fripes!
Jules avait eu un mal fou à le convaincre de se cacher dans son caddie.
– J'ai rarement vu quelqu'un d'aussi antipathique! Vous le croiriez qu'il a fait son difficile! reprit Jules en râlant. Quand je lui ai montré le bassin – où les dockers allaient lui faire prendre un bain, la couleur de la mousse l'a convaincu que mon linge n'était pas si sale.
Lucas, qui était toujours en retrait, accéléra le pas pour s'approcher d'eux et murmura:
– Si! C'est vous!
– Absolument pas! chuchota-t-elle en tournant la tête.
– Vous avez accéléré la première.
– Même pas!
– Bon, ça suffit, tous les deux, reprit Jules. L'inspecteur est auprès de lui. Il faut trouver un moyen de faire sortir cet homme d'ici, discrètement.
Pilguez leur fit un signe de la main, et tous les trois se dirigèrent vers lui. L'inspecteur prit le commandement des opérations.
– Ils sont tous près des grues en train de fouiller chaque recoin, et ils ne vont pas tarder à venir par ici! Est-ce que l'un de vous deux peut aller chercher son véhicule sans se faire remarquer?
La Ford était parquée au mauvais endroit, Zofia attirerait probablement l'attention des dockers en allant la prendre. Lucas resta muet, traçant de la pointe du pied un cercle dans la terre poussiéreuse du quai.
Jules indiqua d'un regard à Lucas la grue qui déposait sur les docks, non loin d'eux, une Chevrolet Camaro en piteux état. C'était la septième carcasse qu'elle remontait des flots.
– Moi je saurais bien où trouver des voitures non loin d'ici, mais leurs moteurs font de drôles de blob-blob quant on les démarre! souffla le vieux clochard dans l'oreille de Lucas.
Sous le regard interrogatif de l'inspecteur Pilguez, Lucas s'éloigna en maugréant:
– Je vais vous chercher ce dont vous avez besoin! Il revint trois minutes plus tard au volant d'une pacieuse Chrysler qu'il gara devant l'arche. Jules avança le caddie, Pilguez et Zofia aidèrent Heurt en sortir. Le vice-président s'allongea sur la banquette arrière et Jules le recouvrit complètement d'une de ses couvertures.
– Et vous aurez l'obligeance de la faire nettoyer avant de me la ramener! ajouta-t-il en claquant la portière.
Zofia s'installa à côté de Lucas. Pilguez avança à sa fenêtre.
– Ne traînez pas!
– On vous le dépose au poste? interrogea Lucas.
– Pour quoi faire? répondit le policier, dépité.
– Vous n'allez pas le poursuivre? demanda Zofia.
– La seule preuve que j'avais était un petit cylindre en cuivre de deux centimètres de long, et j'ai dû m'en séparer pour vous tirer d'affaire! Après tout, ajouta l'inspecteur en haussant les épaules, éviter les surtensions… c'est bien à ça que ça sert un fusible, non? Allez, filez!
Lucas enclencha la vitesse et la voiture s'éloigna dans un nuage de poussière. Alors qu'il roulait encore le long des quais, la voie étouffée de Ed se fit entendre.
– Vous allez me le payer, Lucas!
Zofia souleva un pan de la couverture, dévoilant le visage écarlate de Heurt.
– Je ne suis pas sûre que le moment soit bien choisi, dit-elle d'une voix réservée.
Mais le vice-président dont les clignements de paupières étaient devenus incontrôlables ajouta à l'attention de Lucas.
– Vous êtes fini, Lucas, vous n'avez pas idée de mon pouvoir!
Lucas bloqua ses freins, la voiture glissa sur plusieurs mètres. Les deux mains posées sur le volant, Lucas se tourna vers Zofia.
– Descendez!
– Qu'est-ce que vous allez faire? répondit-elle, inquiète.
Le ton qu'il emprunta pour réitérer son ordre ne laissait aucune place à la discussion. Elle descendit et la vitre se referma en couinant. Dans le rétroviseur, Heurt vit les yeux sombres de Lucas qui semblaient virer au noir.
– C'est vous qui ne connaissez pas mon pouvoir, mon vieux! dit Lucas. Mais ne vous inquiétez pas, je vais vous apprendre très vite!
Il retira la clé de contact et sortit à son tour du véhicule. À peine avait-il avancé d'un pas que toutes les portes se verrouillèrent. Le moteur monta progressivement en régime et, quand Ed Heurt se redressa, l'aiguille du cadran au centre du tableau de bord affichait déjà 4 500 tours-minute. Les pneus patinaient sur l'asphalte sans que la voiture bouge. Lucas croisa les bras, l'air soucieux, et murmura: