– Quelque chose ne marche pas, mais quoi?
Zofia s'approcha de lui et le secoua sans ménagement.
– Qu'est-ce que vous faites?
À l'intérieur de l'habitacle Ed se sentit happé par une force invincible qui l'aplatissait au siège. Le dossier de la banquette fut brutalement chassé de ses enclaves et propulsé sur la lunette. Pour résister à la force qui le tirait en arrière Heurt s'agrippa à la sangle de cuir du fauteuil, la couture se déchira et la dragonne céda. Il saisit désespérément la poignée de la porte, mais l'aspiration était si forte que ses articulations bleuirent avant d'abandonner leur vaine résistance. Plus Ed luttait, plus il reculait. Le corps comprimé par un poids sans mesure, il s'enfonçait inexorablement vers l'intérieur du coffre. Ses ongles griffèrent le cuir sans plus de succès; dès qu'il fut à l'intérieur de la malle, le dossier de la banquette reprit sa place et la force cessa. Ed était désormais dans le noir. Sur le tableau de bord, l'aiguille du compte-tours rebondissait contre la bordure extrême du cadran. De l'extérieur, le vrombissement du moteur était devenu assourdissant. Sous les roues fumantes, la gomme laissait de grasses empreintes noires, la voiture tout entière tremblait. Anxieuse, Zofia se précipita pour libérer le passager; l'habitacle était vide, elle paniqua et se retourna vers Lucas qui triturait la clé du démarreur, l'air préoccupé.
– Qu'est-ce que vous avez fait de lui? demanda Zofia.
– Il est dans le coffre, répondit-il, très absorbé. Quelque chose ne marche vraiment pas… qu'est-ce que j'oublie?
– Mais vous êtes totalement malade! Si les freins lâchent…
Zofia n'eut pas le loisir d'achever sa phrase. Visiblement soulagé, Lucas hocha la tête et claqua aussitôt des doigts. À l'intérieur de la berline, le levier du frein à main se libéra et la voiture se précipita dans le port. Zofia courut à la bordure du quai, elle se concentra sur l'arrière du véhicule qui émergeait encore des flots: le capot de la malle s'ouvrit, et le vice-président pataugea dans les eaux épaisses qui bordaient le quai 80. Flottant comme un bouchon à la dérive, Ed Heurt s'éloigna d'une brasse maladroite vers l'escalier de pierre, crachant tant qu'il le pouvait. La voiture sombra, entraînant avec elle les grands projets immobiliers de Lucas. Sur le parvis, il portait au coin des yeux la gêne d'un enfant pris sur le fait.
– Vous n'auriez pas une petite faim? dit-il à Zofia qui venait vers lui d'un pas déterminé. Avec tout ça on a un peu sauté le déjeuner, non?
EIIe le fusilla du regard.
– Qui êtes-vous?
– C'est un peu difficile à expliquer, répondit-il, embarrassé.
Zofia lui arracha la clé des mains.
– Vous êtes le fils du diable ou son meilleur élève pour réussir des tours pareils?.
De la pointe du pied, Lucas traça une ligne droite au parfait milieu du cercle qu'il avait dessiné dans la poussière. Il baissa la tête et répondit d'un air penaud:
– Vous n'avez donc toujours pas compris?
Zofia recula d'un pas, puis de deux.
– Je suis son envoyé… son élite!
EIIe plaqua sa main à sa bouche pour étouffer son cri.
– Pas vous…, murmura-t-elle en regardant Lucas une dernière fois avant de s'échapper en courant.
Elle l'entendit crier son prénom, mais les mots de Lucas n'étaient déjà plus que quelques syllabes hachées par le vent.
– Et merde, toi non plus tu ne m'avais pas dit la vérité! dit Lucas en effaçant le cercle d'un coup de pied rageur.
Dans son immense bureau, Lucifer éteignit son écran de contrôle, le visage de Lucas devint une infime pointe blanche qui s'évanouit au centre du moniteur. Satan pivota dans son fauteuil et appuya sur le bouton de l'interphone.
– Faites-moi venir Blaise tout de suite!
Lucas marcha jusqu'au parking et quitta les docks à bord d'un Dodge gris clair. La barrière franchie, il chercha au fond de ses poches une petite carte de visite qu'il coinça sur le pare-soleil. Il prit son téléphone portable et composa le numéro de la seule journaliste qu'il connaissait bibliquement. Amy décrocha à la troisième sonnerie.
– Je ne sais toujours pas pourquoi tu es partie fâchée? dit-il.
– Je ne m'attendais pas à ce que tu rappeIIes, tu marques un point.
– J'ai un service à te demander!
– Tu viens de reperdre le point! Et moi, qu'est ce que j'y gagne?
– Disons que j'ai un cadeau pour toi!
– Si ce sont des fleurs, tu te les gardes!
– Un scoop!
– Que tu voudrais que je publie, j'imagine!
– Quelque chose comme ça, oui.
– Uniquement si le tuyau est assorti d'une nuit aussi brûlante que la dernière.
– Non, Amy, ce n'est plus possible!
– Et si je renonce à la douche, c'est toujours non?
– Toujours!
– Ça me désespère que des types comme toi tombent amoureux!
– Branche ton magnétophone, c'est au sujet d'un certain magnat de l'immobilier dont les déconvenues vont faire de toi la plus heureuse des journalistes!
Le Dodge filait le long de 3rd Street; Lucas acheva la communication et bifurqua dans Van Ness en remontant vers Pacific Heights.
Blaise frappa trois coups, il essuya ses mains moites sur son pantalon et entra.
– Vous avez demandé à me voir, Président?
– Tu as toujours besoin de poser des questions idiotes dont tu connais la réponse? Reste debout!
Blaise se redressa, terriblement inquiet. Président ouvrit son tiroir et fit glisser une chemise rouge jusqu'à l'autre bout de la table. Blaise partit la chercher à petite foulée et revint aussitôt se planter devant son maître
– À ton avis, imbécile, je t'ai fait venir ici pour te regarder tourner autour de mon bureau? Ouvre la pochette, crétin!
Blaise tourna nerveusement le rabat en carton et reconnut aussitôt la photo où Lucas tenait Zofia dans ses bras.
– J'en ferais bien notre carte de vœux de fin d'année, mais il me manque une légende! ajouta Lucifer en tapant du poing sur la table. J'imagine que tu vas me la trouver, puisque c'est toi qui as choisi notre meilleur agent!
– Formidable cette photo, n'est-ce pas? bredouilla Blaise, qui suait de toutes parts.
– Alors là, reprit Satan en écrasant sa cigarette sur le plateau en marbre, ou ton humour dépasse l'entendement ou quelque chose d'intelligent m'échappe.
– Vous ne pensiez quand même pas, Président, que… mais non… enfin… voyons! enchaîna Blaise d'un ton affecté. Tout cela est prévu et totalement contrôlé! Lucas a des ressources insoupçonnées, il est décidément incroyable!
Satan sortit une nouvelle cigarette de sa poche et l'alluma. Il inhala une profonde bouffée et expira la fumée devant le visage de Blaise.
– Fais très attention à ce que tu es en train de me raconter…
– Nous visons l'échec et mat… eh bien, nous sommes en train de prendre la reine de votre adversaire.
Lucifer se leva et marcha jusqu'à la baie vitrée. Il posa ses deux mains sur le carreau et réfléchit quelques instants.
– Arrête avec tes métaphores, j'ai horreur de ça. Espérons que tu dis vrai… les conséquences d'un mensonge seraient infernales pour toi.
– Nous n'avons aucun souci à vous faire! gémit Blaise en se retirant sur la pointe des pieds.
Dès qu'il fut seul, Satan revint s'installer à l'extrémité de la longue table. Il alluma son écran de contrôle.
– On va quand même vérifier deux ou trois choses, grommela-t-il en appuyant à nouveau sur le bouton de l'interphone.
Lucas roulait sur Van Ness, il ralentit pour tourner la tête à l'intersection de Pacific Street, ouvrit sa vitre, alluma la radio et prit une cigarette. En passant sous les piles du Golden Gate, il éteignit la radio, jeta sa cigarette, referma la fenêtre et roula dans le silence vers Sausalito.