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Zofia avait garé sa Ford au fond du parking. Elle avait emprunté les escaliers et refait surface sur Union Square. Elle traversa le petit parc et marcha sans but. Dans l'allée diagonale, elle s'assit sur un banc où une jeune femme pleurait. Elle lui demanda ce qui n'allait pas, mais, avant de pouvoir entendre sa réponse, elle sentit le chagrin noyer sa gorge.

– Je suis désolée, dit-elle en s'éloignant. Elle erra le long des trottoirs, flânant devant les vitrines des commerces de luxe. Elle regarda la porte tambour du grand magasin Macy's et sans même s’en rendre compte s'engouffra dans le tourniquet.

À peine était-elle entrée qu'une hôtesse, vêtue de pied en cap d'un uniforme jaune poussin, lui proposait de l'asperger généreusement de la dernière senteur à la mode, Canary Wharf. Zofia déclina courtoisement d'un sourire effacé et lui demanda où trouver le parfum Habit Rouge.

La jeune démonstratrice ne chercha pas à masquer son agacement.

– Deuxième stand sur votre droite! dit-elle en haussant les épaules.

Lorsque Zofia s'éloigna, la vendeuse vaporisa dans son dos deux pschitt de fumet jaune.

– Les autres aussi ont le droit d'exister!

Zofia s'approcha du présentoir. Elle souleva timidement le flacon de démonstration, dévissa le bouchon rectangulaire et posa deux gouttes de parfum à l'intérieur de son poignet. Elle avança sa main près de son visage, inspira l'essence subtile et ferma les yeux. Sous ses paupières closes, la brume légère qui flottait sous le Golden Gate faisait cap au nord vers Sausalito: sur la promenade déserte, un homme en complet noir y marchait seul le long de l'eau.

La voix d'une vendeuse la rappela au monde. Zofia regarda autour d'elle. Des femmes, les bras chargés de sacs enrubannés, se précipitaient d'allée en allée.

Zofia baissa la tête, remit la fiole en place, puis sortit du magasin. Après avoir récupéré sa voiture elle se rendit au centre de formation pour les malvoyants. La leçon du jour ne fut que silence, ses élèves le respectèrent tout au long du cours. Lorsque la cloche retentit, elle abandonna sa chaise perchée sur l'estrade et leur dit simplement «merci» avant de quitter la salle. Elle rentra chez elle et découvrit un grand vase qui garnissait le hall de fleurs somptueuses.

– Impossible de le monter chez toi! dit Reine en ouvrant sa porte. Ça te plaît, c'est gai dans cette entrée, non?

– Oui, dit Zofia en se mordillant la lèvre.

– Qu'est-ce que tu as?

– Reine, vous n'êtes pas du genre à dire «je t'avais prévenue»?

– Non, ce n'est pas du tout mon genre!

– Alors, vous pourriez mettre ce bouquet chez vous, s'il vous plaît? demanda Zofia d'une voix fragile.

Elle grimpa aussitôt à l'étage. Reine la regarda s'enfuir dans l'escalier; lorsqu'elle disparut de sa vue, elle murmura:

– Je te l'avais dit!

Mathilde posa son journal et dévisagea son amie.

– Tu as passé une bonne journée?

– Et toi? répondit Zofia en posant son sac au pied du portemanteau.

– C'est une réponse! Remarque, à voir ta tête, la question n’etalt pas urgente.

– Je suis fatiguée Mathilde!

– Viens t'asseoir sur mon lit!

Zofia obéit. Lorsqu'elle se laissa choir sur le matelas, Mathilde gémit.

– Je suis désolée, dit Zofia en se redressant. Alors ta journée?

– Passionnante! reprit Mathilde en grimaçant. J'ai ouvert le frigo, lancé une bonne vanne, tu connais mon humour, ça a fait exploser une tomate de rire et du coup j'ai passé le reste de l'après-midi à faire un shampooing au persil!

– Tu as beaucoup souffert aujourd'hui?

– Seulement pendant mon cours d'aérobic! Tu peux te rasseoir mais délicatement cette fois.

Mathilde regarda par la fenêtre et dit aussitôt à Zofia:

– Reste debout!

– Pourquoi? demanda Zofia, intriguée.

– Parce que tu vas te relever dans deux minutes, répondit Mathilde sans dévier son regard.

– Qu'est-ce qu'il y a?

– Je ne peux pas croire qu'il remette ça! ricana Mathilde.

Zofia écarquilla les yeux et recula d'un pas.

– Il est en bas?

– Qu'est-ce qu'il est craquant, si seulement c'était son jumeau, il y en aurait un pour moi! Il t'attend, assis sur le capot de sa voiture, avec des fleurs, allez, descends! dit Mathilde, déjà seule dans la pièce.

Zofia était sur le trottoir. Lucas se releva et tendit à mains jointes le nénuphar roux qui se tenait fierement planté dans son pot en terre cuite.

– Je ne sais toujours pas quelles sont vos préférées mais au moins, celle-ci vous pousse à me parler!

Zofia le dévisagea sans rien dire. Il avança vers elle.

– Je vous demande de me laisser au moins une chance de vous expliquer.

– Expliquer quoi? dit-elle. Il n'y a plus rien à expliquer.

Elle tourna le dos, rentra chez elle, s'arrêta au beau milieu du hall pour faire demi-tour, ressortit dans la rue, marcha jusqu'à lui sans prononcer un seul mot, s'empara du nénuphar et retourna dans la maison. La porte claqua derrière elle. Reine lui barra l'accès à l'escalier et confisqua la fleur d'eau.

– Je m'en occupe et toi je te donne trois minutes pour monter te préparer. Fais ta coquette et ta difficile, c'est très féminin, mais n'oublie pas que le contraire de tout c'est rien! Et rien, ce n'est pas grand-chose… allez, file!

Zofia voulut répliquer, mais Reine campa ses mains sur ses deux hanches et affirma d'un ton autoritaire:

– Il n'y a pas de «mais» qui tienne!

En entrant dans l'appartement Zofia se dirigea vers la penderie.

– Je ne sais pas pourquoi, mais dès que je l'ai vu j'ai pressenti un jambon purée en tête à tête avec Reine ce soir, dit Mathilde en admirant Lucas par la fenêtre.

– Ça va! répliqua Zofia, énervée.

– Très bien, et toi?

– Ne me cherche pas, Mathilde, ce n'est pas le moment.

– Là, ma vieille, j'ai l'impression que tu t'es trouvée toute seule!

Zofia décrocha son imperméable du portemanteau et se dirigea vers la porte sans répondre à son amie qui la rappela d'une voix franche:

– Les histoires d'amour finissent toujours par s'arranger!… Sauf pour moi.

– Arrête avec tes remarques, veux-tu, tu n'as même pas idée de quoi tu parles, répondit Zofia.

– Si tu avais connu mon ex, tu aurais eu une idée de ce qu'est l'enfer! Allez, passe une bonne soirée.

Reine avait posé le nénuphar sur un petit guéridon. Elle le regarda attentivement et murmura: «Après tout!» Jetant un œil à son reflet dans le miroir au-dessus de la cheminée, elle remit hâtivement en ordre ses cheveux argent et se dirigea d'un pas discret vers l'entrée. Elle glissa sa tête dans l'encadrement de la porte et murmura à Lucas qui faisait les cent pas sur le trottoir: «Elle arrive!» Elle rentra vite chez elle en entendant les pas de Zofia.

Zofia s'approcha de la berline mauve à laquelle Lucas était adossé.

– Pourquoi êtes-vous venu ici? Qu'est-ce que vous voulez?

– Une deuxième chance!

– On n'a jamais une seconde chance de faire une première bonne impression!

– Ce soir, ça m'arrangerait beaucoup de vous prouver que c'est faux.

– Pourquoi?

– Parce que.

– C'est un peu court comme réponse!

– Parce que je suis retoumé à Sausalito cet après midi, dit Lucas.

Zofia le regarda, c'était la première fois qu'elle le devinait fragile.

– Je ne voulais pas que la nuit tombe, reprit-il. Non, c'est plus compliqué que cela. Ne «pas vouloir» a toujours fait partie de moi, ce qui était étrange tout à l'heure c'était de connaître le contraire, pour une fois j'ai voulu!