– À vous voir comme ça, on a de bonnes raisons de penser que vous êtes de constitution solide, mais n'allez quand même pas tenter le diable en attrapant froid. Suivez-moi!
Elle s'engouffra dans son appartement et ouvrit sa vieille armoire. La porte en bois grinça sur ses gonds. Reine écarta quelques affaires pour sortir une veste qui pendait sur un cintre, qu'elle tendit à Lucas.
– Elle n'est plus de première jeunesse, quoique le prince-de-galles ne se démodera jamais, si vous voulez mon avis, et puis le tweed, ça tient chaud!
Elle aida Lucas à passer le veston qui semblait avoir été coupé sur lui tant la carrure était parfaitement ajustée et regarda Zofia, l'œil en coin.
– Ne cherche pas à savoir à qui elle appartenait, veux-tu! A mon âge on fait ce qu'on veut de ses souvenirs.
Elle se plia en deux pour prendre appui sur le rebord de la cheminée en faisant une drôle de grimace. Zofia se précipita vers elle.
– Qu'est-ce que vous avez, Reine?
– Un rien du tout, juste une douleur au ventre, pas de quoi t'affoler.
– Vous êtes toute pâle et vous avez l'air épuisée!
– Je ne suis pas allée au soleil depuis dix ans, et puis à mon âge, tu sais, il faut bien se réveiller fatiguée un matin ou l'autre. Ne te fais donc pas de souci.
– Vous ne voulez pas que l'on vous emmène voir un médecin?
– Il ne manquerait plus que ça! Qu'ils restent donc chez eux tes docteurs, et moi je reste chez moi! Il n'y a que comme ça que je m'entends bien avec eux.
Elle leur fit un signe de la main qui voulait dire «allez, allez, vous avez l'air aussi pressés l'un que l'autre, partez d'ici». Zofia hésita avant d'obtempérer.
– Zofia?
– Oui, Reine?
– Cet album que tu voulais tant voir, je crois que je serais contente de te le montrer. Mais ces photos sont un peu particulières, je voudrais que tu les découvres à la lumière de la fin du jour. C'est celle qui les habille le mieux.
– Comme vous le voudrez, Reine.
– Alors viens me voir à cinq heures ce soir et sois précise, je compte sur toi.
– Je serai là, c'est promis..
– Et, maintenant, filez, tous les deux, je vous ai assez retardés comme ça avec mes histoires de vieille bonne femme! Lucas, prenez soin de cette veste… je tenais plus que tout à l'homme qui la portait.
Lorsque la voiture s'éloigna, Reine abandonna le rideau de sa fenêtre et maugréa toute seule en arrangeant l'un des bouquets qui fleurissaient sa table.
– Le vivre, le couvert, il ne restait plus que le linge!
Ils descendirent California Street. Au feu qui marquait l'arrêt à l'intersection de Polk Street, ils se trouvèrent juste à côté de la voiture de l'inspecteur Pilguez. Zofia baissa sa vitre pour le saluer. Il écoutait sa radio de bord qui crachouillait un message.
– Je ne sais pas ce qui se passe cette semaine, mais ils sont tous en train de devenir fous, c'est la cinquième rixe qui dégénère dans Chinatown. Je vous laisse, passez une bonne journée, leur dit-il en démarrant.
La voiture du policier bifurqua sur la gauche sirène hurlante, la leur s'arrêta dix minutes plus tard au bout du quai 80. Ils regardèrent le vieux cargo se balancer nonchalamment au bout de ses cordages.
– J'ai peut-être trouvé une idée pour empêcher l'inévitable, dit Zofia, te ramener avec moi!
Lucas la dévisagea, inquiet.
– Où ça?
– Chez les miens, repars avec moi, Lucas!
– Et comment? Par la grâce du Saint-Esprit? répondit Lucas ironiquement.
– Quand on ne veut pas retourner chez son employeur, il faut faire tout le contraire de ce que l'on attend de vous. Fais-toi virer!
– Tu as lu mon CV? Tu crois que je peux l'effacer ou le récrire en quarante-huit heures? Et quand bien même, crois-tu vraiment que ta famille m'accueillerait les bras grands ouverts, le cœur auréolé de bonnes intentions? Zofia, je n'aurai pas franchi le seuil de ta maison qu'une horde de gardes se jettera sur moi pour me renvoyer là d'où je viens, et je doute que le retour se fasse en première classe.
– J'ai dédié mon âme aux autres, à les convaincre de ne jamais se résigner à la fatalité, alors maintenant c'est mon tour, c'est à moi de goûter au bonheur, à moi d'être heureuse. Le paradis gagné, c'est d'être deux, je l'ai mérité!
– Tu demandes l'impossible, leur opposition est trop grande, jamais ils ne nous laisseront nous aimer.
– Il suffirait d'un peu d'espoir, d'un signe. Toi seul peux décider de changer, Lucas, donne-leur une preuve de bonne volonté.
– Je voudrais tellement que tu dises vrai et que cela soit si facile.
– Alors, essaie, je t'en supplie!
Lucas s'amuit et le silence régna. Il s'éloigna de quelques pas vers l'étrave rouillée du grand navire. A chaque claquement de ses amarres qui se tendaient dans des grincements sauvages, le Valparaiso prenait l'allure d'un animal qui se battrait pour la liberté, pour choisir sa dernière demeure: un beau naufrage de grand large.
– J'ai peur, Zofia…
– Moi aussi. Laisse-moi t'emmener dans mon monde, j'y guiderai chacun de tes pas, j'apprendrai tes réveils, j'inventerai tes nuits, je resterai près de toi. J'effacerai tous les destins tracés, recoudrai toutes les blessures. Tes jours de colère, je lierai tes mains dans ton dos pour que tu ne te fasses pas mal, je collerai ma bouche à la tienne pour étouffer tes cris et rien ne sera plus jamais pareil, et si tu es seul noou serons seuls à deux.
Il la prit dans ses bras, effleura sa joue et caressa son oreille du timbre grave de sa voix.
– Si tu savais tous les chemins que j'ai employés pour arriver à toi. Je ne savais pas, Zofia, je me suis trompé si souvent, et j'ai recommencé à chaque fois avec plus de joie encore, plus de fierté. Je voudrais que notre temps s'arrête pour pouvoir le vivre, te découvrir et t'aimer comme tu le mérites, mais ce temps-là nous lie sans nous appartenir. Je suis d'une autre société où tout n'est que personne, tout n'est qu'unique; je suis le mal, toi le bien, je suis ta différence, mais je crois que je t'aime, alors demande-moi ce que tu veux.
– Ta confiance.
Ils quittèrent la zone portuaire et la voiture remonta 3rd Street. Zofia cherchait une grande artère, un lieu plein de passage, traversé d'hommes et de véhicules.
Blaise entra dans le grand bureau, penaud, le teInt blafard.
– C'est pour mon cours particulier d'échecs? clama Président en faisant les cent pas le long de l'infinie baie vitrée. Redéfinis-moi la notion de «mat»
Blaise tira à lui un gros fauteuil noir.
– Reste debout, crétin! Et puis non, finalement assieds-toi, moins je vois ta personne mieux je me porte! Donc pour résumer la situation, notre élite aurait viré de bord?
– Président…
– Tais-toi! Tu m'as entendu te demander de parler? As-tu aperçu sur ma bouche que mes oreilles avaient envie d'entendre le son de ta voix nasillarde?
– Je…
– Tu te tais!
Président avait hurlé si fort que Blaise en rétrécit de cinq bons centimètres.
– Il n'est pas question que nous le perdions à notre cause, reprit Président, et il n'est pas question que nous perdions tout court. J'attendais cette semaine depuis l'éternité et je ne te laisserai pas tout gâcher, minuscule! Je ne sais pas quelle était ta définition de l'enfer jusqu'à présent, mais j'en ai peut-être une nouvelle à venir pour toi! Tais-toi encore! Fais bien en sorte que je ne voie plus bouger tes lèvres adipeuses. Tu as un plan?
Blaise prit une feuille et griffonna quelques lignes à la hâte. Président s'empara de la note et la lut en s'éloignant vers le bout de la table. Si la victoire semblait compromise, la partie pouvait être interrompue, elle serait alors à rejouer. Blaise proposaIt de rappeler Lucas avant l'heure. Ivre de rage, Lucifer roula le papier en boule avant de le jeter sur Blaise.