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– Lucas me le paiera très cher. Ramène-le ici avant la nuit, et ne t'avise pas de rater ton coup cette fois-ci!

– Il ne reviendra pas de son plein gré.

– Tu sous-entendrais que sa volonté serait supérieure à la mienne?

– Je sous-entends simplement qu'il faudra qu'il meure…

– … En oubliant un petit détail… c'est déjà fait depuis longtemps, imbécile!

– Si une balle a pu le toucher, d'autres moyens de l'atteindre existent.

– Alors, trouve-les au lieu de parler!

Blaise s'éclipsa, il était midi. Le jour s'effacerait dans cinq heures, ce qui lui laissait peu de temps pour rédiger les termes d'un redoutable contrat. Organiser le meurtre de son meilleur agent ne laissait aucune place au hasard.

*

La Ford était garée à l'intersection de Polk et de California, face à une grande surface. À cette heure de la journée le ruban de véhicules était ininterrompu. Zofia avisa un homme âgé qui semblait hésiter à s'engager avec sa canne sur le passage clouté. Le temps imparti pour franchir les quatre files était très court.

– Et que fait-on maintenant? dit Lucas d'un air désabusé.

– Aide-le! répondit-elle en désignant le vieux piéton.

– Tu plaisantes?

– Pas le moins du monde.

– Tu veux que je fasse traverser un boulevard à un vieillard? Ça ne me semble pas très compliqué…

– Alors fais-le!

– Eh bien, je vais le faire, dit Lucas en s'éloignant à reculons.

Il s'approcha de l'homme et revint aussitôt sur ses pas.

– Je ne vois pas l'intérêt de ce que tu me demandes.

– Tu préfères commencer en passant l'après-midi à remonter le moral à des personnes hospitalisées? Ce n'est pas très compliqué non plus, il suffit de les aider à faire leur toilette, prendre de leurs nouvelles, les rassurer sur l'évolution de leur état, t'asseoir sur une chaise et leur lire le journal…

– C'est bon! Je vais m'en occuper de ton crouletabille!

Il s'éloigna à nouveau… pour rejoindre aussitôt Zofia.

– Je te préviens, si le petit mouflet en face, qui joue avec son téléphone caméra digitale, prend une seule photo, je l'envoie jouer au satellite d'un coup de pied au cul!

– Lucas!

– Ça va, ça va, j'y vais!

Sans ménagement, Lucas entraîna par le bras l'homme qui le dévisageait d'un air étonné.

– Tu n'étais pas venu compter les voitures, à ce que je sache! Alors accroche-toi à ta canne ou tu vas gagner la traversée en solitaire de California Street!

Le feu passa au rouge et l’équipage s’engagea sur le macadam. A la deuxième bande zébrée, le front de Lucas se mit à perler, à la troisième il eut l'impression qu'une colonie de fourmis avait élu domicile dans les muscles de ses cuisses, une crampe violente le saisit à la quatrième bande. Son cœur battait la chamade et l'air peinait de plus en plus à trouver ses poumons. Avant d'atteindre le milieu de la chaussée, Lucas suffoquait. La zone protégée autoriserait une halte, imposée de toute façon par la couleur du feu qui venait de virer au vert, tout comme le visage de Lucas.

– Tout va bien, jeune homme? demanda le vieux monsieur. Voulez-vous que je vous aide à traverser? Restez accroché à mon bras, ce n'est plus très loin.

Lucas s'empara du mouchoir en papier qu'il lui tendait pour éponger son front.

– Je ne peux pas! dit-il d'une voix tremblotante. Je n'y arrive pas! Je suis désolé, désolé, désolé!

Et il s'enfuit en courant vers la voiture où Zofia l'attendait, assise sur le capot, bras croisés.

– Tu comptes le laisser là?

– J'ai failli y laisser ma peau! dit-il, haletant.

Elle n'écouta même pas la fin de sa phrase et se précipita au milieu des voitures qui klaxonnaient pour rejoindre la plate-forme centrale. Elle agrippa le vieux monsieur.

– Je suis confuse, terriblement confuse, c'est un débutant, c'était sa toute première fois, dit-elle, affolée.

L'homme se gratta l'arrière de la tête en regardant Zofia d'un œil de plus en plus intrigué. Alors que le feu passait au rouge, Lucas appela Zofia.

– Laisse-le là! cria-t-il.

– Qu'est-ce que tu dis?

– Tu m'as très bien entendu! J'ai fait la moitié du chemin pour toi, à ton tour de faire l'autre, vers moi. Laisse-le là où il est!

– Tu es devenu fou?

– Non, logique! J'ai lu dans un magnifique livre de Hilton qu'aimer c'est partager, faire chacun un pas vers l'autre! Tu m'as demandé l'impossible, je l'ai fait pour toi, accepte aussi de renoncer à une part de toi-même. Laisse cet homme là où il est. C'est le petit vieux ou moi!

Le vieil homme tapota l'épaule de Zofia.

– Je ne veux pas vous interrompre, mais vous allez vraiment finir par me mettre en retard avec toutes vos histoires. Allez donc rejoindre votre ami!

Et sans plus attendre, l'homme traversa l'autre moitié de l'avenue.

Zofia retrouva Lucas adossé à la voiture, elle avait le regard triste. Il lui ouvrit la portière, attendit qu'elle s'asseye et prit place derrière le volant, mais la Ford resta immobile.

– Ne me regarde pas comme ça, je suis sincèrement navré de ne pas avoir pu aller jusqu'au bout, dit-il.

Elle inspira profondément pour lui répondre, songeuse:

– Il faut cent ans pour que pousse un arbre, quelques minutes seulement pour le brûler…

– Sûrement, mais où veux-tu en venir?

– Je viendrai vivre dans ta maison, c'est toi qui m'y emmèneras, Lucas.

– Tu n'y penses pas!

– Bien plus que tu ne l'imagines.

– Je ne te laisserai pas faire ça, en aucun cas.

– Je repars avec toi, Lucas, un point c'est tout.

– Tu n'y arriveras pas.

– C'est toi qui m'as dit de ne pas me sous-estimer. C'est un vrai paradoxe, mais les tiens m'accueilleront à bras ouverts! Apprends-moi le mal, Lucas!

Il regarda longuement sa beauté singulière. Perdue dans le silence d'un entre-deux-univers, elle était résolue à un voyage dont elle ignorait la destination mais dont l'intention lui ôtait toute peur. Et, pour la première fois, l'envie devint plus forte que la conséquence, pour la première fois, aimer prenait un sens différent de tout ce qu'elle avait pu imaginer. Lucas reprit la route et roula à vive allure vers les bas quartiers.

*

Surexcité, Blaise décrocha son téléphone et bafouilla qu'on lui passe Président, ou plutôt qu'on le prévienne de sa visite imminente. Il essuya ses mains sur son pantalon et retira la cassette de l'enregistreur. Trottinant vers le fond du couloir aussi vite que ses petites jambes le portaient, Blaise avait vraiment tout du canard. Aussitôt après avoir frappé, Il entra dans le bureau de Président, qui le reçut en levant une main en l'air.

– Tais-toi! Je sais déjà!

– J'avais raison! ne put s'empêcher de clamer l'ineffable Blaise.

– Peut-être! répondit Président d'un air hautain.

Blaise fit un petit saut de contentement et tapa dans son poing de toutes ses forces.

– Vous l'aurez votre échec et mat! jubilait-il d'une voix comblée. Parce que j'avais vu juste, Lucas est un pur génie! Il a converti leur élite à nos desseins, quelle sublime victoire!

Blaise déglutit avant de reprendre:

– Il faut interrompre la procédure immédiatement, mais j'ai besoin de votre signature.

Lucifer se leva pour aller marcher le long de la baie vitrée.

– Mon pauvre Blaise, tu es si bête que, certains jours, je me demande si ta présence ici n'est pas une erreur d'orientation. À quelle heure sera exécuté notre contrat?

– L'explosion aura lieu à dix-sept heures précises, répondit-il en consultant fébrilement sa montre.