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… Ce qui leur laissait exactement quarante-deux minutes pour annuler l'opération que Blaise avait savamment préparée.

– Nous n'avons pas une seconde à perdre, Président!

– Nous avons tout le temps, nous assurerons notre victoire sans prendre le moindre risque de rédemption. Nous ne changeons rien à ce qui était prévu… à un détail près…, ajouta Satan en se frottant le menton, nous les ramènerons tous les deux, à cinq heures précises!

– Mais quelle sera la réaction de notre adversaire? demanda Blaise qui cédait à l'affolement.

– Un accident est un accident! Ce n'est quand même pas moi qui ai inventé le hasard, à ce que je sache? Prépare une réception pour leur arrivée, tu n'as que quarante minutes!

*

Le croisement de Broadway et de Colombus Avenue était depuis toujours le lieu de prédilection de tous les vices du genre humain: la drogue, les corps de femmes et d'hommes abandonnés par la vie s'y échangeaient à l'abri des regards indiscrets. Lucas se rangea à l'entrée d'une ruelle étroite et sombre. Sous un escalier délabré une jeune prostituée subissait les brutalités de son souteneur qui lui infligeait une correction magistrale.

– Regarde bien, dit Lucas! Le voilà mon univers, l'autre visage de la nature humaine, celui que tu veux combattre. Va chercher ta part de bonté dans ce tas d'immondices, ouvre tes yeux en grand, sans compromis, tu verras la pourriture, la déchéance, la violence à son état brut. La putain qui meurt devant toi se fait souiller, dérouiller à en crever, sans opposer de résistance à l'homme à qui on l'a vendue. Comme cette Terre, il lui reste quelques instants de vie, quelques frappes encore et elle rendra son âme déchue. Voilà la raison de ce pari terrible qui nous lie. Tu voulais que je t'apprenne le mal, Zofia? Il me suffit d'une leçon pour que toute sa dimension t'appartienne et te compromette pour toujours. Traverse cette ruelle, accepte de ne pas intervenir, tu verras, c'est d'une simplicité déconcertante de ne rien faire; fais comme eux, passe ton chemin devant cette misère, je t'attendrai de l'autre côté; quand tu seras arrivée là-bas, tu auras changé. Ce passage, c'est celui de l'entre-deux-mondes. Sans espoir de retour.

Zofia descendit de la voiture, qui s'éloigna. Elle s'engagea dans une pénombre où chaque pas lui semblait plus lourd. Elle porta son regard au loin et de toutes ses forces elle essaya de résister. Sous ses pieds, la ruelle s'étendait à l'infini en un tapis de détritus épars qui maculaient le pavé tortueux.

Les murs étaient noir-de-gris, elle vit Sarah, la prostituée, accablée par les coups qui pleuvaient en rafales. Sa bouche était meurtrie de multiples blessures dont s'échappait un sang filant, aussi noir que l'abîme, sa tête chancelait, son dos n'était que déchirures, ses côtes craquaient l'une après l'autre sous le déchaînement des violences, mais soudainement elle luttait. Elle luttait pour ne pas tomber, ne pas laisser son ventre à la merci des talonnades qui achèveraient le peu de vie qui lui restait. Le poing lancé sur sa mâchoire envoya sa tête heurter le mur, le choc fut inouï, la résonance à l'intérieur de son crâne, terrible.

Sarah la vit, comme une ultime lueur d'espoir, comme un miracle offert à celle qui croyait en Dieu depuis jamais. Alors Zofia serra les dents, les poings, passa son chemin… et ralentit. Derrière elle, la femme mit un genou à terre, ne trouvant plus la force même de gémir. Zofia ne voyait pas la main de l'homme qui se levait comme un maillet au-dessus de la nuque résignée de la prostituée. Dans un brouillard de larmes, submergée d'une nausée indicible, elle reconnut à l'autre bout de la ruelle l'ombre de Lucas qui l'attendait, les bras croisés.

Elle s'arrêta, son être tout entier se figea et elle hurla son nom. Dans un cri d'une douleur qu'elle ne pouvait imaginer, elle l'appela si fort qu'elle déchira tous les silences du monde, condamna tous les abîmes, le temps d'une fraction de seconde que personne ne vit. Lucas courut jusqu'à elle, la dépassa et saisit l'homme, qu'il envoya rouler à terre. Ce dernier se releva aussitôt et fonça vers lui. La violence de Lucas fut indescriptible et l'homme se disloqua. En se vidant de son sang, il trahissait la tragédie de son arrogance défaite, ultime terreur qu'il emportait dans la mort.

Lucas s'accroupit devant le corps inanimé de Sarah. Il prit son pouls, glissa ses mains sous elle et la souleva dans ses bras.

– Viens, dit-il à Zofia d'une voix douce. Nous n'avons pas de temps à perdre, tu connais mieux que personne le chemin de l'hôpital, je vais conduire, tu me guideras, tu n'es pas en état.

Ils allongèrent la jeune femme sur la banquette, Zofia prit le gyrophare dans la boîte à gants et enclencha la sirène. Il était seize heures trente, la Ford filait à toute allure vers le San Francisco Memorial Hospital, ils y seraient dans moins d'un quart d'heure.

Dès son arrivée aux urgences, Sarah fut immédiatement prise en charge par deux médecins dont un réanimateur. Elle souffrait d'un enfoncement de la cage thoracique, les radios crâniennes révélèrent un hématome au lobe occipital sans lésion cérébrale apparente et un polytraumatisme facial. Un scanner confirmerait que ses jours n'étaient pas en danger. Il s'en était fallu de peu.

Lucas et Zofia quittèrent le parking.

– Tu es pâle comme un linceul, ce n'est pas toi qui l'as frappé, Zofia, c'est moi.

– J'ai échoué, Lucas, je ne suis pas plus capable que toi de changer.

– Je t'aurais haïe d'avoir réussi. C'est ce que tu es qui me touche, Zofia, pas ce que tu deviendrais pour t'accommoder de moi. Je ne veux pas que tu changes.

– Alors pourquoi tu as fait ça?

– Pour que tu comprennes que ma différence est aussi la tienne, pour que tu ne me juges pas plus que je ne te juge, parce que ce temps qui nous éloigne en nous faisant défaut pourrait aussi nous rapprocher.

Zofia avisa la pendulette incrustée dans le tableau de bord et sursauta.

– Qu'est-ce que tu as?

– Je vais manquer à la promesse que j'ai faite à Reine, et je vais lui faire de la peine. Je sais qu'elle a dû préparer un thé, cuisiner ses sablés tout l'après-midi, et qu'elle m'attend.

– Ce n'est pas si grave, elle t'excusera.

– Oui, mais elle sera déçue, je lui avais juré d'être ponctuelle, c'était important pour elle.

– Quand aviez-vous rendez-vous?

– À dix-sept heures précises!

Lucas regarda sa montre, il était cinq heures moins dix, et le trafic devant eux leur laissait peu d'espoir d'honorer la promesse de Zofia.

– Tu auras un quart d'heure de retard tout au plus.

– Il sera trop tard, le jour sera tombé. Elle avait besoin pour me montrer ses photos d'une certaine lumière, comme d'un soutien, un prétexte à ouvrir certaines pages de sa mémoire. J'ai tellement œuvré pour que son cœur se libère, je lui devais d'être à ses côtés. Je ne suis vraiment plus grand-chose.

Lucas regarda sa montre et caressa la joue de Zofia en faisant la moue.

– On va refaire un petit tour de manège en gyrophare et en sirène, il nous reste sept minutes pour être dans les temps, vraiment pas de quoi en faire toute une éternité! Accroche ta ceinture!

La Ford déboîta aussitôt sur la file de gauche et remonta California Street à toute allure. Dans le nord de la ville, tous les feux s'alignèrent pour former une allée magistrale de fanaux rouges, libérant tous les carrefours sur leur passage.

*

– Oui, oui, j'arrive! répondit Reine à la petite sonnette qui carillonnait l'achèvement de la cuisson.

Elle se baissa pour sortir la pâtisserie de la gazinière. La plaque chaude était bien trop lourde pour qu'elle puisse la tenir d'une seule main. Elle laissa la porte du four ouverte et déposa la galette sur l'établi en émail. Prenant garde de ne pas se brûler, elle la fit glisser sur une planche de bois, prit une lame large et fine et commença à découper des parts. Elle épongea son front et sentit quelques gouttes qui fuyaient dans sa nuque. Elle n'avait jamais de sueur: sans doute était-ce cette pesante fatigue qui l'avait saisie le matin et ne l'avait pas quittée depuis. Elle abandonna le gâteau un instant pour aller dans sa chambre. Un courant d'air entra alors dans la pièce et tourbillonna jusque derrière le comptoir. Quand Reine revint, elle regarda l'horloge, pressant le pas pour disposer les tasses sur le plateau. Dans son dos, l'une des sept bougies posées sur le plan de travail s'était éteinte, celle qui était le plus près de la cuisinière à gaz.