– Je ne peux pas faire ce que tu me demandes, on ne me le pardonnerait pas. En revanche, dit-il en s'éloignant vers une extrémité du hall, il se pourrait bien que tu aies le temps de trouver ce que tu cherches, pendant que je préviens la sécurité de votre présence ici. Regarde dans le compartiment central de la console.
Zofia se précipita derrière le comptoir déserté par Pierre et en ouvrit tous les tiroirs. Elle choisit la clé qui lui semblait la bonne et entraîna Lucas. La porte dissimulée dans le mur s'ouvrit quand elle introduisit le passe. Elle entendit la voix de Pierre dans son dos.
– Zofia, c'est un passage sans retour, tu sais ce que tu fais?
– Merci pour tout, Pierre!
Il hocha la tête et tira sur une grande poignée qui pendait au bout d'une chaîne, les cloches de Grace Cathedral sonnèrent et Zofia et Lucas eurent à peine le temps de se faufiler dans l'étroit corridor avant que toutes les portes du grand hall ne se referment.
Ils en ressortirent quelques instants plus tard par une ouverture dans la palissade d'un terrain vague.
Le soleil inondait de ses rayons la petite rue bordée d'immeubles de trois ou quatre étages aux façades défraîchies. Lucas prit un air soucieux en regardant autour de lui. Zofia s'adressa au premier homme qui passait près d'elle.
– Vous parlez notre langue?
– J'ai l'air d'un abruti? répondit l'homme en s'éloignant, vexé.
Zofia ne se découragea pas et se rapprocha d'un piéton qui traversait.
– Je cherche…?
Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase, l'homme avait déjà rejoint le trottoir d'en face.
– Les gens sont plutôt accueillants pour une ville sainte! dit Lucas, ironique.
Zofia ne fit aucun cas de la réflexion et interpella une troisième personne. L'homme vêtu tout de noir était sans aucun doute un religieux.
– Mon père, demanda-t-elle, pouvez-vous m'in diquer la route du mont Sinaï?
Le prêtre la toisa de pied en cap et s'en alla en haussant les épaules. Adossé à un réverbère, Lucas croisait les bras en souriant. Zofia se retourna vers une femme qui marchait dans sa direction.
– Madame, je cherche le mont Sinaï?
– Vous n'êtes pas très drôle, mademoiselle répondit la passante en s'éloignant.
Zofia avança vers le marchand de salaisons qui arrangeait sa devanture en discutant avec un livreur.
– Bonjour, est-ce que l'un d'entre vous peut m'indiquer comment se rendre au mont Sinaï?
Les deux hommes se regardèrent, intrigués, et reprirent le cours de leur échange sans plus prêter la moindre attention à Zofia. En traversant la rue, elle manqua de se faire renverser par un automobiliste qui klaxonna vivement en la frôlant.
– Ils sont absolument charmants, dit Lucas à voix basse.
Zofia tourna sur elle-même à l'affût d'une quelconque assistance. Elle sentit la colère l'envahir, elle saisit une cagette vide au pied de l'étal du marchand, descendit sur la chaussée pour se planter au milieu du carrefour, grimpa sur sa petite estrade improvisée et, mains sur les hanches, hurla:
– Est-ce que quelqu'un ici voudrait bien me prêter attention une petite minute, j’ai une question importante à poser!
La rue se figea et tous les regards convergèrent vers elle. Cinq hommes qui passaient en cortège se rapprochèrent et dirent à l'unisson:
– Quelle est la question? Nous avons une réponse!
– Je dois me rendre au mont Sinaï, c'est une urgence!
Les rabbins formèrent un cercle autour d'elle. Ils se consultèrent tour à tour, échangeant avec force gestes leur avis sur la direction la plus appropriée à indiquer. Un homme de petite taille se faufila entre eux pour s'approcher de Zofia.
– Suivez-moi, dit-il, j'ai une voiture, je peux vous conduire.
Il se dirigea immédiatement vers une vieille Ford garée à quelques mètres de là. Lucas abandonna son lampadaire et se joignit à l'équipage.
– Dépêchez-vous, ajouta l'homme en ouvrant les portières, il fallait dire tout de suite que c'était une urgence.
Lucas et Zofia prirent place à l'arrière et la voiture démarra en trombe. Lucas regarda autour de lui, fronça à nouveau les sourcils et se pencha à l'oreille de Zofia:
– Il serait plus sage de se coucher sur la banquette, ce serait trop bête de se faire repérer si près du but.
Zofia n'avait aucune envie de discuter. Lucas se tassa et elle posa sa tête sur ses genoux. Le conducteur jeta un coup d'œil dans son rétroviseur, Lucas lui rendit un large sourire.
La voiture roulait à vive allure, chahutant ses passagers. Une demi-heure plus tard, elle pila à un carrefour.
– Le mont Sinaï vous vouliez, au mont Sinaï vous voilà! dit l'homme en se retournant, ravi.
Zofia se redressa, très étonnée, le chauffeur lui tendait la main.
– Déjà? Je croyais que c'était beaucoup plus loin.
– Eh bien, c'était beaucoup plus près! répondit le conducteur.
– Pourquoi me tendez-vous la main?
– Pourquoi? dit-il en haussant le ton. De Brooklyn à 1470 Madison Avenue, ça fait vingt dollars, voilà pourquoi!
Zofia regarda par la fenêtre en écarquillant les yeux. La grande façade du Mont Sinaï Hospital de Manhattan se dressait devant elle.
Lucas soupira.
– Je suis désolé, je ne savais pas comment te le dire.
Il régla le chauffeur et entraîna Zofia qui ne disait plus mot. Elle tituba jusqu'au petit banc sous l'abri d'autobus et s'assit, hébétée.
– Tu t'es trompée de mont Sinaï, tu as pris la clé de la petite Jérusalem de New York, dit Lucas.
Il s'agenouilla devant elle et prit ses mains dans les siennes.
– Zofia, arrête maintenant… Ils n'ont pas réussi à statuer sur le sort du monde en des milliers d'années, tu crois vraiment que nous avions une chance en sept jours? Demain à midi nous serons séparés, ne perdons pas une minute du temps qu'il nous reste. Je connais bien la ville, laisse-moi faire de cette journée notre moment d'éternité.
Il l'entraîna et tous deux descendirent la Cin quième Avenue, en direction de Central Park.
Il l'emmena dans une petite trattoria du Village. Le jardin arrière était désert en cette saison, ils s'y firent servir un déjeuner de fête. Ils remontèrent jusqu'à SoHo, entrèrent dans toutes les boutiques, se changèrent dix fois, abandonnant les vêtements de l'instant précédent aux sans-abri qui erraient sur les trottoirs. À cinq heures, elle eut envie de pluie, il lui fit descendre la rampe d'un parking et l'installa au milieu de la travée. Il alluma son briquet sous une buse anti-incendie et ils remontèrent l'allée main dans la main sous une averse unique. Ils s'enfuirent en courant aux premières sirènes des pompiers. Ils se séchèrent devant la grille d'un gigantesque extracteur d'air et entrèrent s'abriter dans un complexe de cinéma. Qu'importait la fin des films, pour eux, seuls les débuts comptaient; ils changèrent sept fois de salle, sans jamais perdre un seul pop-corn au cours de leurs cavalcades dans les couloirs. Quand ils sortirent, la nuit était déjà tombée sur Union Square. Un taxi les déposa au coin de 57th Street. Ils entrèrent dans un grand magasin qui fermait tard. Lucas choisit un smoking noir, elle opta pour un tailleur à la mode.
– Les relevés ne tombent qu'à la fin du mois! chuchota-t-il à son oreille alors qu'elle hésitait sur une étole.
Ils ressortirent par la Cinquième Avenue et traversèrent le hall du grand palace qui bordait le parc. Ils montèrent jusqu'au dernier étage. Depuis la table qu'on leur attribua, la vue était sublime. Ils goûtèrent à tous les plats qu'elle ne connaissait pas, elle s'attarda sur les desserts.
– Ça ne fait grossir que le surlendemain, dit-elle en choisissant sur le menu le soufflé au chocolat.
Il était onze heures du soir quand ils entrèrent dans Central Park. L'air y était doux. Ils marchèrent le long des chemins bordés de réverbères et s'assirent sur un banc sous un grand saule. Lucas ôta sa veste et couvrit les épaules de Zofia. Elle regarda le petit pont de pierre blanche dont la voûte surplombait l'allée et dit: