Выбрать главу

Shadrak hausse les épaules. Il n’existe aucun moyen d’éliminer le nouveau gène meurtrier de notre colis héréditaire ; mais en théorie, on peut envisager un antidote permanent, un ADN hybride qui s’intégrerait dans les gènes contaminés de manière à absorber ou à détoxiquer les éléments létaux de l’équipement génétique. Shadrak s’est laissé dire qu’une branche du CRP travaille à la mise au point d’un tel antidote. Naturellement, la rumeur peut se révéler fausse, et le groupe de recherche n’être qu’un mythe. L’antidote permanent n’est peut-être qu’un mythe, lui aussi.

— Je crois que ces vingt dernières années ont été une purge que l’humanité devait nécessairement subir. Peut-être le châtiment d’une accumulation de folies et de sottises. Toute l’histoire du XXe siècle est comme une flèche menant droit à la Guerre virale et à ses répercussions. Mais je crois que nous survivrons à l’épreuve.

— Et tout sera comme avant ?

Shadrak sourit.

— J’espère que non. Si nous revenons au point de départ, nous finirons fatalement par nous retrouver là où nous en sommes aujourd’hui. Et nous ne sommes pas certains de survivre à la prochaine version de la Guerre virale. Non, vraiment, je crois que sur les ruines nous bâtirons un monde meilleur, un monde plus calme et moins avide. Il y faudra du temps. Je ne sais pas bien comment nous y parviendrons. Beaucoup de mauvaises choses se seront produites auparavant. Des millions de gens mourront d’une mort horrible et inutile. Mais un jour ou l’autre – un jour ou l’autre –, c’en sera fini de souffrir, c’en sera fini de mourir, et ceux qui resteront vivront à nouveau heureux.

— Un tel optimisme est bien rafraîchissant.

— Suis-je un optimiste ? Je ne me suis jamais considéré comme tel. Réaliste, peut-être. Mais pas optimiste. Quelle impression étrange de me retrouver soudain dans la peau d’un apôtre de la foi et du bon moral !

— Vos yeux brillaient pendant que vous parliez. Vous viviez déjà dans ce monde meilleur tandis que vous l’évoquiez. Voulez-vous annuler votre prophétie ? N’en faites rien, je vous en prie. Vous croyez que ce monde plus heureux verra le jour.

— J’espère qu’il verra le jour, fait sobrement Shadrak.

— Vous le savez.

— Je n’en suis pas sûr. J’ai pu en paraître persuadé il y a un instant, mais…

Il secoue la tête en faisant un effort délibéré pour retrouver cette veine optimiste qui l’a tant étonné lui-même voici quelques minutes.

— Oui. Les choses iront mieux. Déjà, il y a quelque chose de forcé dans son affirmation, mais il poursuit. Les choses ne peuvent éternellement continuer d’aller mal. Le pourrissement organique peut être vaincu. La population réduite qui existe actuellement sera en mesure de vivre à l’aise dans un monde qui n’aurait pu faire subsister les masses de gens qui peuplaient le globe avant la Guerre. Une purge, oui, l’épreuve du feu, un correctif nécessaire aux anciens abus et qui mènera à une amélioration. L’aube au terme de longues ténèbres.

— Ah ! Vous voyez que vous êtes un optimiste.

— Peut-être. Quelquefois.

— J’aimerais voir un homme tel que vous à la tête de ce monde nouveau ! s’exclame Bhishma Das, transporté d’enthousiasme.

Shadrak se récrie.

— Non, pas moi. Vivre dans ce monde, d’accord. Mais ne me demandez pas de le gouverner.

— Vous changerez d’avis le moment venu. Ils vous offriront le gouvernement, docteur, parce que vous êtes sage et bon, et vous l’accepterez, parce que vous êtes sage et bon.

Das verse un peu plus de thé. Sa foi est touchante dans sa naïveté. Shadrak boit une petite gorgée. Il lui vient soudain une vision morbide de Bhishma Das, d’ici un an ou deux, poussant une exclamation ravie lorsque le visage du nouveau président du Comité révolutionnaire permanent apparaît pour la première fois sur l’écran de son téléviseur, et c’est le beau visage brun aux traits fins de ce sage et bon docteur américain qui a naguère visité son magasin. Shadrak tousse, postillonne et manque de renverser sa tasse. Le visage sera celui du docteur Mordecai, ça oui, mais derrière le regard chaleureux et attentif sera tapi l’esprit sombre et froid de Gengis Mao. Au cours de cette journée à Nairobi, Shadrak est presque parvenu à oublier le projet Avatar. Presque.

— Il est temps que je parte, dit-il. Il se fait tard et vous allez songer à fermer boutique.

— Restez encore. Rien ne presse. Puis : Je vous invite à dîner chez moi ce soir.

— Je crains de ne pouvoir…

— Vous avez d’autres engagements ? Comme c’est dommage. Nous préparerions un bon curry en votre honneur. Nous ouvririons même une bouteille de bon vin. Quelques amis proches – les membres les plus intéressants de la communauté hindoue, des professionnels : enseignants, philosophes –, une conversation stimulante – ah ! oui, une soirée délicieuse en perspective, si vous vouliez bien honorer notre demeure !

C’est tentant. Autrement, Shadrak dîners seul à son hôtel, étranger dans cette ville étrange, isolé, en danger. Mais non : c’est impossible. L’un de ces intéressants Hindous, l’un de ces « professionnels », ne manquera pas de lui demander où il vit, quelle est sa spécialité, et alors, ou bien il devra mentir, ce qui lui répugne, ou bien il lui faudra cracher le morceau – membre privilégié d’une élite dictatoriale, médecin personnel du redoutable Gengis Mao, etc., et c’en sera fait de sa réputation toute fraîche de bienfaiteur de l’humanité : la révélation de la vérité sur son compte écœurera les amis de Bhishma Das, et le malheureux Das lui-même se trouvera humilié. Shadrak marmonne ses excuses et ses regrets les plus sincères. Il commence à se glisser vers la sortie, mais Das le suit en disant :

— Acceptez au moins un cadeau de ma part, en souvenir de cette heure délicieuse.

Le marchand balaie rapidement du regard ses étagères, cherchant parmi les lances, les colliers de perles, les statuettes de bois, mais tout semble trop rudimentaire, trop fragile, trop peu coûteux ou trop encombrant pour convenir à un hôte aussi distingué, et il semble un instant que Shadrak va quitter le magasin les mains vides ; mais au dernier moment, Das s’empare d’une petite corne d’antilope évidée et couverte à sa pointe d’un bouchon de cire. Une ventouse, explique Bhishma Das, utilisée par une tribu frontalière du sud afin de chasser la douleur et les mauvais esprits des corps des malades : on applique la ventouse sur la peau, on aspire l’air afin de créer un vide, puis on scelle la corne au moyen du bouchon de cire. Le marchand fourre l’objet entre les mains de Shadrak en expliquant que c’est là un cadeau qui convient à un guérisseur, et Shadrak, après les protestations d’usage, accepte avec joie. Il ne possède pas dans sa collection d’instrument médical de l’est de l’Afrique.

— Ils s’en servent encore, l’informe Das. En fait, ils s’en servent tout particulièrement ces temps-ci, pour aspirer l’esprit du pourrissement organique.

L’Indien salue Shadrak d’une courbette depuis le seuil du magasin, sans cesser de lui répéter à quel point sa visite lui a fait honneur, et quel plaisir il a pris à écouter les paroles d’espoir du docteur.

En longeant les sept blocs d’immeubles qui le ramènent à son hôtel, Shadrak compte quatre cadavres dans les rues, plus un qui n’est pas tout à fait mort, mais n’en a plus pour longtemps.

21

Le lendemain matin, il s’envole vers Jérusalem. Il a conscience de la courbure du globe au-dessous de lui, de cet énorme ventre du monde et s’étonne une nouvelle fois de sa complexité, de la richesse de cette planète qui renferme Athènes et Samarkand, Lhassa et Rangoon, Tombouctou, Bénarès, Chartres, Gand, toutes les œuvres fascinantes d’une humanité en voie de disparition, les merveilles naturelles, le Grand Canyon, l’Amazone, l’Himalaya, le Sahara – tant et tant de choses pour un aussi petit morceau de cosmos, une telle variété, un jaillissement innombrable et magnifique. Et tout cela est à lui, pendant le temps qui lui reste avant que Gengis Mao ne le somme de renoncer au monde et de disparaître.