À la différence de Bhishma Das, il ne se sent pas prêt à partir dès réception de sa feuille de route. Le monde, alors qu’il vient de s’y replonger, lui parait fort beau, et il en a vu si peu. Des montagnes sont là pour qu’on en fasse l’ascension, il y a des fleuves à franchir et des vins à tâter. Le pourrissement organique ne lui aura pas été épargné pour qu’il succombe à l’appétit d’immortalité d’un autre homme. La passivité de Shadrak s’est évanouie : il refuse le sort qu’on lui réserve. Bhishma Das l’a taxé d’optimisme et l’a décrit comme un homme sage et bon dont les yeux brillent lorsqu’il évoque un avenir meilleur et, bien que Shadrak ne se soit jamais vu sous un tel jour, il est heureux que Das pense cela de lui, heureux que ces mots d’espoir inattendus soient tombés de ses propres lèvres. Il est agréable d’être considéré comme un être radieux, une source d’espérance et de foi. Il essaie cette image et trouve qu’elle lui va bien. C’est un peu comme de sourire alors qu’on n’en a pas envie, et de sentir le sourire remonter vers l’intérieur, des muscles faciaux à la conscience : pourquoi pas sourire, pourquoi pas vivre dans l’espérance d’une glorieuse résurrection ? Ça ne coûte rien. Vienne, comme il est probable, la preuve qu’on s’est trompé, on aura du moins eu la satisfaction d’être demeuré quelque temps à l’intérieur d’une petite sphère de lumière intérieure et de chaleur au lieu de croupir dans le cachot humide du désespoir. Mais c’est dur de tenir un discours optimiste avec tant soit peu de conviction alors qu’on sent peser sur soi la menace d’un désastre imminent. Il faut que je trouve un moyen de résoudre le problème Avatar, décide Shadrak.
8 décembre 2001
Ainsi donc, j’aurai quand même fini par échapper au pourrissement organique. Aujourd’hui, j’ai reçu ma première dose du médicament de Roncevic. Il paraît que si le virus, dans sa phase active, n’apparaît pas sur vos frottis au moment de la première injection, c’est gagné, alors que l’antidote ne peut plus rien pour vous si le truc est déjà passé au stade létal. Mes frottis étaient propres : je suis sauvé. Je n’ai jamais douté que je serais épargné. Je n’étais pas destiné à périr au cours de la Guerre virale, mais bien plutôt à surmonter l’épreuve, à survivre à l’holocauste afin de faire mon entrée sur la scène de ce qui sera véritablement mon temps. Et ce temps est venu. « Vous allez vivre cent ans », m’a annoncé Roncevic ce matin. Voulait-il dire cent ans de plus ? Ou cent ans tout compris ? Auquel cas il ne m’en reste guère que vingt-cinq. Pas suffisant. Pas suffisant.
Quoi qu’il en soit, j’enterrerai ce pauvre Roncevic. Il pourrit, déjà. Ça suinte et ça brûle dans son ventre. Comme il a travaillé dur à mettre au point son remède, comme il voulait sauver sa peau ! Mais il n’a pas réussi à temps. Le mal s’est déclaré trop tôt en lui et il va y passer. Il y passe, je m’en sors : il joue le rôle qui lui a été attribué dans la pièce, puis il quitte la scène. Et moi, je survis, cent ans de plus peut-être. J’ai toujours joui d’une remarquable forme physique. Nul doute que ma vitalité ne soit d’une espèce supérieure, car me voici, à soixante-dix ans passés, avec la vigueur d’un jeune homme. Je résiste à la maladie et détourne la fatigue. On raconte que Mao, déjà plus que septuagénaire, nagea treize kilomètres dans le Yang-Tseu-Kiang en une heure cinq minutes. La natation ne m’intéresse pas ; pourtant, je sais que, s’il le fallait, moi, je pourrais nager seize kilomètres dans ces soixante-cinq minutes. J’en nagerais vingt.
À Jérusalem, il fait plus froid que Shadrak ne l’aurait cru – en cette fin de matinée printanière, l’air y est presque aussi frais qu’à Oulan-Bator. En outre, la ville est plus petite qu’il ne l’imaginait, étonnamment resserrée pour un endroit qui a vu s’accomplir tant d’histoire. Il descend à l’International, un vieil hôtel du milieu du XXe siècle qui étale d’imposante manière sa façade sur les hauteurs du mont des Oliviers.
De son balcon, Shadrak jouit d’une vue magnifique des murs de la vieille ville. Devant ce spectacle, il sent naître en lui une exaltation mêlée de stupeur. Il y a ces deux dômes resplendissants, au loin – d’après sa carte, l’immense dôme doré doit être la coupole du Rocher, bâtie sur le site du Temple de Salomon, tandis que le dôme argenté n’est autre que la mosquée al-Aqsà –, et cet extraordinaire mur crénelé, et les vieilles tours de pierre, et l’enchevêtrement des rues sinueuses. Tout cela lui parle de l’endurance humaine, des marées lentes et persistantes de l’histoire, de la naissance et de la mort des royaumes et des empires. La ville d’Abraham et d’Isaac, de David et de Salomon ; la ville qui fut détruite par Nabuchodonosor et rebâtie par Néhémie ; la ville des Macchabées et de Hérode ; la ville où Jésus souffrit, mourut puis fut ressuscité d’entre les morts ; la ville où Mahomet, dans une vision, s’éleva jusqu’aux deux ; la ville des croisés ; ville de légende et d’utopie, de pèlerinage et de conquête, gisement d’événements dont les couches sont plus profondes et plus imbriquées encore que celles de Troie – cette petite ville aux maisons basses de pierre roussâtre, de l’autre côté de la vallée qui se creuse aux pieds de Shadrak, lui enseigne qu’aux heures de l’apocalypse succèdent la renaissance et la reconstruction, et que nul désastre n’est éternel. Le survol de l’Afrique n’a pas altéré la belle humeur qui était la sienne lors de la conversation avec Bhishma Das. Jérusalem est bien en vérité une ville de lumière, une ville de joie. Il se souvient de ses grand-tantes Ellie et Hattie qui frappaient dans leurs mains en chantant les hymnes :
et il se revoit soudain à l’âge de six ou sept ans, garçonnet en culottes bleues serrées et chemise blanche amidonnée, encadré par ces deux géantes noires dans leurs atours du dimanche, chantant avec elles, frappant dans ses mains, fredonnant ou inventant les paroles lorsqu’il ne les connaît pas, oh ! oui ! Jérusalem, Jérusalem, mène-moi à Jérusalem, ô Seigneur ! Terre promise, terre lointaine et jours lointains, ville des prophètes et des rois, Jérusalem la dorée, pays de cocagne, et le voici devant les portes, tremblant par avance. Il appelle un taxi.
Mais lorsqu’ayant franchi la porte de Saint-Étienne et emprunté la Via Dolorosa il se retrouve réellement à l’intérieur de la ville, ce beau roman commence à s’effondrer de manière inattendue, et il se demande comment, en s’adressant à Das, il a pu débiter avec entrain toutes ces fables concernant les lendemains qui chantent. Jérusalem est pittoresque, certes – mais taxer un endroit de pittoresque revient à le condamner –, avec ses étroites rues en pente, son antique et robuste maçonnerie, ses étals grouillants où s’empilent pots et casseroles, poissons et pommes, gâteaux et agneaux dépiautés, avec, aussi, ses odeurs d’épices étranges et ses vieux bédouins au profil de faucon, mais un vent froid siffle dans les ruelles crasseuses, et tous les gens qu’il croise, enfants ou mendiants, marchands ou acheteurs, portiers ou ouvriers, affichent la même expression de morne désespoir ; dans leurs yeux enfoncés se lit la même ruine de l’âme qui signale non l’endurance, mais l’anticipation de la défaite et l’abandon : Les Assyriens arrivent, les Romains arrivent, les Perses arrivent, les Sarrasins arrivent, les Turcs arrivent, le pourrissement arrive, et nous serons écrasés, nous serons annihilés à tout jamais.